1774-12-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à conte Tommaso Medini.

Monsieur,

Je n'ose vous remercier dans vôtre belle langue, à laquelle vous prêtez de nouveaux charmes.
D'ailleurs, aiant prèsque perdu la vue à l'âge de quatre vingt et un ans, je ne puis que dicter dans ma langue française qui est une fille de la vôtre. Nous n'avons commencé à parler et à écrire que après le siècle immortel que vous appellez le seicento. Je crois être dans ce seicento en lisant l'ouvrage dont vous m'honorez. Vôtre poëme n'est pas une traduction, il n'en a ni la raideur, ni la faiblesse. Tout parait écrit d'un bout à l'autre avec cette élégance facile qui n'apartient qu'au génie. Je suis persuadé qu'en lisant vôtre Henriade et la mienne on croirait que c'est moi qui suis le traducteur.

Un mérite qui m'étonne encor plus, et dont je crois nôtre langue peu capable, c'est que tout vôtre poëme est en stances pareilles à celles de l'inimitable Ariosto et du grand Tasso son digne disciple. Je voudrais que la langue française pût avoir cette fléxibilité, et cette fécondité. Elle y parviendra peut être, puisqu'elle est devenue assez maniable pour rendre les beautés de Virgile sous la plume de Mr De Lille; mais nous n'avons pas les mêmes secours que vous. Il vous est permis de racourcir et d'allonger les mots selon le besoin. Les inversions sont chez vous d'un grand usage. Vôtre poësie est une danse libre dans laquelle toutes les attitudes sont agréables; et nous dansons avec des fers aux pieds et aux mains. Voilà pourquoi nous avons plus d'un auteur qui a essaié de faire des poëmes en prose. C'est avouer sa faiblesse, et non pas vaincre la difficulté.

Quoi qu'il en soit, je vous remercie, Monsieur, de m'avoir embelli en me surpassant. Je n'ai plus qu'un souhait à faire, c'est que vous puissiez passer par les climats que j'habite lorsque vous irez revoir Mantoue, la patrie de Virgile nôtre prédécesseur et nôtre maître. Ce serait une grande consolation pour moi d'avoir l'honneur de vous voir dans ma retraitte, et de me féliciter avec vous, que vous aiez éternisé en vers italiens, un poëme français qui n'est fondé que sur la raison, et sur l'horreur de la superstition et du fanatisme. Je n'ai pu m'aider de la fable comme ont fait souvent L'Arioste et le Tasse. La sévèrité du sujet et la sagesse de nôtre siècle ne le permettaient pas. Quiconque tentera parmi nous d'abuser de leur éxemple, en mêlant les fables anciennes, ou tirées des anciennes, à des vérités sérieuses et intéressantes, ne fera jamais qu'un monstre.

J'ai l'honneur d'être avec l'estime et la reconnaissance la plus respectueuse,

Monsieur,

vôtre…