1738-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Quoique je sois en commerce avec Neuton Maupertuis, et avec Descartes Mairan, cela n'empêche pas que Quintilien D'Olivet, ne soit toujours dans mon cœur et que je ne le regarde comme mon maitre et mon amy.
Multæ sunt mensiones in domo patris mei, et je peux encore dire, in domo mea. Je passe ma vie mon cher abbé avec une dame qui fait travailler trois cent ouvriers, qui entend Neuton, Virgile et le Tasse, et qui ne dédaigne pas de jouer au piquet. Voylà l'exemple que je tâche de suivre quoyque de très loin. Je vous avoue mon cher maitre que je ne vois pas pourquoy l'étude de la phisique écraseroit les fleurs de la poésie. La vérité est elle si malheureuse qu'elle ne puisse soufrir les ornemens? L'art de bien penser, de parler avec éloquence, de sentir vivement et de s'exprimer de même seroit-il donc l'ennemy de la philosofie? Non sans doute, ce seroit penser en barbare. Mallebranche, dit on, et Pascal avoient l'esprit bouché pour les vers. Tant pis pour eux, je les regarde comme des hommes bien formez d'ailleurs mais qui auroient le malheur de manquer d'un des cinq sens.

Je sçai qu'on s'est étonné et qu'on m'a même fait l'honneur de me hair, de ce qu'ayant commencé par la poésie je m'étois ensuitte attaché à l'histoire et que je finissois par la philosophie. Mais s'il vous plait que faisoi je au Collège, quand vous aviez la bonté de former mon esprit? Que me faisiez vous lire et aprendre par eœur à moy et aux autres? Des poètes, des historiens, des philosofes. Il est plaisant qu'on n'ose pas exiger de nous dans le monde ce qu'on a exigé dans le collège, et qu'on n'ose pas attendre d'un esprit fait les mêmes choses aux quelles on exerça son enfance.

Je sçai fort bien et je sens encor mieux que l'esprit de l'homme est très borné mais c'est par cette raison là même qu'il faut tâcher d'étendre les frontières de ce petit état, en combatant contre l'oisiveté et l'ignorance naturelle avec laquelle nous sommes nez. Je n'iray pas en un jour faire le plan d'une tragédie et des expériences de phisique, sed omnia tempus habent, et quand j'ay passé trois mois dans les épines des matématiques je suis fort aise de retrouver des fleurs.

Je trouve même fort mauvais que le père Castel ait dit dans un extrait des élémens de Neuton que je passois du frivole au solide. S'il savoit ce que c'est que le travail d'une tragédie et d'un poème épique, si sciret donum dei, il n'auroit pas lâché cette parole. La Henriade m'a coûté dix ans, les élémens de Neuton m'ont coûté six mois et ce qu'il y a de pis, c'est que la Henriade n'est pas encore faitte. J'y travaille encor quand le dieu qui me l'a fait faire, m'ordonne de la corriger, car, comme vous savez

est deus in nobis agitante calescimus illo.

Et pour vous prouver que je sacrifie encor aux autels de ce dieu là c'est que Mr Tiriot doit vous faire lire une Merope de ma façon, une tragédie française, où sans amour et sans le secours de la relligion une mère fournit cinq actes entiers. Je vous prie de m'en dire votre sentiment tout aussy naivement que vous l'avez dit à Roussau sur les ayeux chimériques.

Je sçai que non seulement vous m'aimez mais que vous aimez aussi la gloire des lettres, et celle de votre siècle. Vous êtes bien loin de ressembler à tant d'académiciens, soit de votre tripot, soit de celuy des inscriptions, qui n'ayant jamais rien produit, sont les mortels ennemis de tout homme de génie et de talent, qui se donneront bien de garde d'avouer que de leur vivant la France a eu un poète épique, qui loueront jusqu'au Camouens pour me rabaisser, et qui me lisant en secret, affecteront en public de garder le silence sur ce qu'ils estiment malgré eux. Peut être extinctus amabitur idem. Vous êtes trop au dessus de ces lâches cabales formées par les esprit médiocres, vous encouragez trop les arts par vos excellents préceptes pour ne pas chérir un homme qui a été formé par eux. Je ne sçai pourquoy vous m'apelez pauvre hermite. Si vous aviez vu mon hermitage vous seriez bien loin de me plaindre. Gardez vous de confondre le tonnau de Diogene avec le palais d'Aristippe. Notre première philosofie est icy de jouir de tous les agrémens qu'on peut se procurer. Nous saurions très bien nous en passer, mais nous savons aussy en faire usage, et peut être si vous veniez à Cirey préfériez vous la douceur de ce séjour, à toutes les infâmes cabales des gens de lettres, au brigandages des journaux, aux jalousies, aux querelles, aux calomnies, qui infectent la littérature. Il y a des têtes couronnées mon cher abbé qui ont envoyé dans cet hermitage de Me du Chastelet, leurs favoris pour venir l'admirer, et qui voudroient y venir Eux mêmes et si vous y veniez nous en serions tout aussi flattez. La visite du sage vaut celle des princes.

Adieu, je ne vous écris point de ma main, je suis malade, je vous embrasse tendrement. Adieu mon amy, et mon maître.

V.