à Bruxelles ce 16 aoust 1740
Comme je ne connois aucun cérémonial dieu merci, je n'ay jamais imaginé qu'il y en eût dans l'amitié; et je ne conçois pas comment vous vous plaignez du silence d'un solitaire qui, retiré loin de Paris et de la persécution, ne peut avoir rien à mander, tandis que vous qui êtes au centre des arts et des agrémens, ne luy avez pas écrit une seule fois dans le temps qu'il paraissoit avoir besoin de la consolation de ses amis.
Je n'avois pas besoin de cette longue interruption de votre commerce, pour en sentir mieux le prix, mais si la première loy de l'amitié est de la cultiver, la seconde loy est de pardonner quand on a manqué à la première. Mon cœur est toujours le même quoy que vos faveurs soient inégales. Je ne sçais ny vous oublier ny m'accoutumer à votre oubly ny vous le trop reprocher. L'homme dont vous parlez me sera cher pour deux raisons, parcequ'il est savant et qu'il vient de votre part. Mais j'ay peur de l'avoir manqué en chemin. J'étois à la Haye pour une petite commission, j'en revins hier au soir, je trouvay votre lettre du 26 juillet à Bruxelles, j'apris qu'un français qui alloit à Berlin m'avoit demandé icy en passant; et je juge que c'est ce mr Desmollars. Le roy aime touttes les sortes de littérature et de mérite et les encourage touttes. Il sait quil y a d'autres talents dans le monde que celuy de mesurer des courbes, il est comme le pere céleste. Multæ sunt mansiones in domo ejus. Je ne sçai si ma retraitte me permettra d'être fort utile auprès de luy aux baux arts qu'il protège. Une amitié qui m'est sacrée me privera du bonheur de vivre à sa cour, et m'empêchera de le regretter. Plus ses lettres me l'ont fait connaître et plus je l'admire. Il est né pour être, je ne dis pas le modèle des rois, cela n'est pas bien difficile, mais le modèle des hommes. Il connoit l'amitié, et soit dit sans reproche il me donne de ses nouvelles plus souvent que vous.
Mr de Maupertuis va honorer sa cour; c'est quelque chose de mieux que Platon, qui va trouver un meilleur roy que Denis. Il vient d'arriver à Bruxelles, et va de là au Wezel ou à Cleves. Il y trouvera bientôt le plus aimable roy de la terre, entouré de quelques serviteurs choisis, qu'il apelle ses amis, et qui méritent ce titre. Ses sujets et les étrangers le comblent de bénédictions, tout le monde s'embrassoit à son retour dans les rues de Berlin, tout le monde pleuroit de joye. Plus de trente familles que la rigueur du dernier gouvernement avoit forcés d'aller en Hollande, ont tout vendu pour aller vivre sous le nouvau roy. Un petit fils du premier ministre de Saxe, qui a cinquante mille florins de revenus, me disoit ces jours passez, je n'auray jamais d'autre maître que le roy de Prusse, je vais m'établir dans ses états. Il n'a encor perdu aucune journée. Il fait des heureux, il respecte même la mémoire de son père, il l'a pleuré non par ostentation de vertu, mais par l'excez de son bon nature. Je bénis l'auteur de la nature d'être né dans le siècle d'un si bon prince. Peutêtre son exemple donnera de L'émulation aux autres souverains. Adieu, rougissons de n'être pas aussi vertueux que luy, et de ne pas cultiver assez l'amitié, la première des vertus, dont un roy donne l'exemple aux hommes.
V.