1751-05-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Lambert.

Aux remerciments que je vous dois mon cher Lambert de m'avoir mieux imprimé que tous ceux qui se sont mêlez de me faire ce dangereux honneur soufrez que je joigne un peu de plaintes de ce que vous n'avez point eu d'égard aux changements que je vous envoyai dès que je sçus que vous vouliez faire une édition de mes ouvrages.

J'ay été mortifié de voir à la page 134 du tome 3,

Que dieu seul a raison, sans qu'il nous en informe
etc.

et de n'y point voir ce que j'avois substitué,

Que le travail, les maux, la mort sont nécessaires
Et que sans fatiguer par de lâches prières
La volonté d'un dieu qui ne saurait changer.
On doit subir la loy qu'on ne peut corriger,
Voir la mort d'un œil ferme et d'une âme soumise.
Le lettré convaincu non sans quelque surprise
S'en retourne icy bas ayant tout aprouvé.

J'ay été non moins fâché de ne point voir à la page 123 à la place des 8 premiers vers ceux-cy qui valent incomparablement mieux:

Couriers de la phisique, argonautes nouvaux
Qui franchissez les monts, qui traversez les eaux,
Ramenez des climats soumis aux trois couronnes
Vos perches, vos secteurs, et surtout deux laponnes.
Vous avez confirmé dans ces lieux pleins d'ennuy
Ce que Neuton connut sans sortir de chez luy,
Vous avez arpenté quelque faible partie
Des flancs toujours glacez de la terre aplatie.

Il y a mon cher Lambert, cent passages assez curieux qui ne se trouvent point dans votre édition. Je n'ay pu en la relisant m'empêcher de corriger tous mes ouvrages. J'ay refait plus de cent vers à la Henriade, j'ay fait de grands changements dans les tragédies, j'ay ajouté, retranché, corrigé, refondu partout. Il me paraît qu'il est essentiel que vous vous défassiez de votre édition à quelque prix que ce puisse être, car que deviendra t'elle quand le siècle de Louis 14 paraîtra, et qu'on verra un double employ si considérable. Il y a quatre chapitres de ce siècle qu'on trouve chez vous avec les anecdotes de Louis 14. Tout cela ne peut plus subsister.

Mandez moy donc quand vous pourez entreprendre une édition en sept ou huit volumes qui contiendra, plus de choses et de meilleures et dans un ordre plus agréable pour le lecteur que vos onze petits tomes.

Je vous prie de m'envoyer quatre exemplaires, deux relliez en vau et deux en feuilles, par le carosse de Bruxelles, adressées à Cleves à Mr le comte de Raesfelt, chancelier de Cleves, port payé jusqu'à Bruxelles. Madame Denis payera ce port.

Je me flatte que vous avez fait remettre l'histoire d'Angleterre dans ma bibliotèque. Mandez moy avec toute la bonne foy que je vous connais quand vous pourez faire une nouvelle édition.

J'ay fort à cœur que vous en fassiez une avant ma mort dans la quelle le public voye au moins avec quel soin j'ay cherché à mériter son indulgence en corrigeant mes ouvrages. Mes compliments à Mr et me Mercier etc.

V.

Si vous pouvez déterrer une lettre au chapelain Norberg qui a été imprimée je crois avec Merope ou avec Semiramis, faites moy le plaisir de [me] l'envoyer. Je vous demande en grâce de la […] et de la trouver.