1742-08-07, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire, vous me dites poétiquement de si belles choses, que, si je m'en croyais, la tête me tournerait.
Je vous prie, trêve de héros, de héroïsme, et de tous ces grands mots qui ne sont plus bons, depuis la paix, qu'à remplir d'un galimatias pompeux quelques pages de romans, ou quelques hémistiches de tragédie:

Vos vers légers, mélodieux,
Par un élégant badinage
Amuseront et plairont mieux
Que par l'encens et par l'hommage,
Qui, vous soit dit, est un langage
Bon pour faire bâiller les dieux.

Ces traits brillants de votre imagination ne sont jamais plus charmants que sur le badinage, et il n'est pas donné à tout le monde de faire rire l'esprit; il faut bien de l'enjouement naturel pour le communiquer aux autres.

Ce n'est ni dieu ni le diable, mais bien un misérable commis du bureau de Bruxelles qui a ouvert et copié votre lettre; il l'a envoyée à Paris et toute part et je crois que le bon vieux Nestor n'est pas tout à fait blanc dans cette affaire.

Je vous prie, mon cher Voltaire, de restituer deux syllabes au village de Cotuschitz que vous lui avez si inhumainement ravie; et, puisqu'il vous faut des champs de bataille qui riment à quelque chose, j'ose vous faire remarquer que Cotuschitz rime assez bien à Mollwitz. Me voilà quitte pour la rime et pour la raison.

Vous vous formalisez de ce que je vous crois de la passion pour la marquise du Châtelet et je pensais mériter des remerciements de votre part, de ce que je présumais si bien de vous. La marquise est belle, aimable; vous êtes sensible, elle a un cœur; vous avez des sentiments, elle n'est pas de pierre, vous n'êtes point eunuque; vous habitez ensemble depuis dix années. Est il possible, sans insulter votre virilité, de se mettre en tête que vous avez parlé pendant tout ce temps là de philosophie à la plus aimable femme de France? Ne vous en déplaise, mon cher ami, vous auriez joué un bien pauvre personnage et je n'imaginais pas que le temple de la vertu, dans lequel vous habitez, fût l'exil de celui des plaisirs.

Qu'il en soit ce qu'il voudra, vous m'avez promis de me sacrifier quelques uns de vos jours; ce qui me suffit. Plus je croirai que cette absence de la marquise vous coûte d'efforts, et plus je vous en aurai de reconnaissance. Ainsi ne vous donnez pas la peine de me détromper.

J'entends déjà cent belles choses,
Toutes nouvellement écloses,
Et des bons mots sur tous sujets.
Juvénal lancera vos traits,
L'aimable Anacréon vous ceindra de ses roses,
Horace fera vos portraits,
Le bon, le simple La Fontaine
Vous fera tout légèrement
Quelque conte badin, sans peine,
Que nous écouterons voluptueusement.
A ceci le raisonnement
Mêlera ses préceptes graves,
En mettant des justes entraves
A notre feu trop pétillant.
Pour soutenir notre enjouement
Et tout l'essor de la saillie,
Le vin d'Aï, nectar charmant,
Pourra vous servir d'ambroisie;
Et dans cette bachique orgie,
L'on fuira tout également
L'assoupissante léthargie
Et le fougueux emportement.

Adieu, cher Voltaire, soyez juste envers vos amis, et souvenez vous qu'il n'y a qu'à Florence où l'amitié le dispute à l'amour. Sacrifiez aux autels de madame du Châtelet; mais, dans ce commerce des dieux, n'oubliez pas les hommes, qui vous estiment, et donnez leur quelques uns de vos moments.

Federic