1736-01-07, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont.

Vous avés La bonté de m’écrire, divine Emilie, et vous voulés bien servir de secrétaire à mon cher Volt.
Que je serois heureux si je devois cette grâce à toute autre cause qu’à sa maladie.

Ainsy par un caprice étrange
Cruel jusque dans sa bonté
Le destin toujours nous mélange
Ses biens de quelqu'adversité.
Aimable et charmant secrétaire
Plus joli que tous ceux du Roy
Si vous étiez le mien, ma foy
Vous auriez bien plus d'une affaire.
Si je devois le lendemain
Un impromptu pour quelque orgie,
Si j'avois à faire un Quatrain
Pour fléchir ma sévère amie,
Si j'avois l'Esprit assés vain
Pour haranguer l'Académie,
S'il me faloit briller enfin
En stile haut, tendre ou badin
Je prierois d’écrire Emilie;
Mais cent fois changeant de dessein
En sentant un plus doux délire
Je baiserois sa belle main
Et je l'empêcherois d’écrire.

J'imagine qu'auprès de vous, Madame, on a bien plus d'une chose dans la teste. Si les grâces de vostre Esprit excitent à causer avec vous, à s'instruire, et à en profiter, Les grâces de vostre figure doivent bien plus encor inspirer l'envie de vous plaire; Le sentiment l'emporte toujours sur la spéculation et je sens qu'il me paroitroit plus doux d'estre heureux en vous adorant que de travailler à devenir célèbre dans la postérité.

Si je vivois avec vous
Ce seroit à vos genoux,
Aulieu de la Bizare envie
D'estre après moy mesme admiré
Je ne voudrois estre à Cirey
Que pour adorer Emilie.

Vous faites bien de l'honneur à l'auteur de Chloé et de la Reine des Songes de souhaiter son acte d'Anacreon. J'ay été malade à la Campagne, qui est le seul endroit où j'aye le loisir de travailler à ces riens qui deviennent pour moy de grande Conséquence puisqu'ils peuvent vous amuser. Je suis de retour dans La ville ou les occupations et les distractions écartent de moy toute idée d'ouvrage. La Besongne est commencée et remise à un autre temps. Si vous voulés m'entretenir dans le goust des choses agréables, daignés donc quelque fois m’écrire; dites mille choses tendres pour moy à nostre illustre amy. Celles que vous me dites pour luy, en ont une saveur nouvelle et j'ay besoin que Les sentimens que j'ay pour luy reçoivent L'agrément que vous donnés à tout ce que vous dites. Vous este mesdames La source de toute perfection.

Comme dans nos jardins nous voyons que Les fruits
Adoucis dans la greffe et presque reproduits
Y perdent de leur tronc l’âpreté naturelle,
Ainsy ce qu'ont Pensé nos plus rares esprits
Reçoit dans vostre bouche une grâce nouvelle.