28e fév: 1764
Vous avez fait, Monsieur, bien de l'honneur à ce Tomson; je l'ai connu il y a quelque quarante années.
S'il avait sçu être un peu plus intéressant dans ses autres pièces, et moins déclamateur, il aurait réformé le théâtre anglais, que Gilles Shakespear a fait naître et a gâté; mais ce Gilles Shakespear avec toute sa barbarie et son ridicule, a comme Lopez de Vèga des traits si naïfs et si vrais, et un fracas d'action si imposant, que tous les raisonnemants de Pierre Corneille sont à la glace en comparaison du Tragique de ce Gilles. Ont court encor à ses pièces, et on s'y plait en les trouvant absurdes.
Les Anglais ont un autre avantage sur nous, c'est de se passer de la rime. Le mérite de nos grands poëtes est souvent dans la difficulté de la rime surmontée, et le mérite des poëtes anglais est souvent dans l'expression de la nature. Le vôtre, Monsieur, est principalement dans des pensées fortes exprimées avec vigueur. Je vois dans tous vos ouvrages la main du philosophe.
Vous savez qu'il n'y a pas un mot de vrai dans l'histoire de Sigismunda et de Guiscardo, mais je vous sçais bon gré d'avoir donné des louanges à ce Mainfroid dont les papesa ont dit tant de mal, et à qui ils en ont tant fait. Un temps viendra sans doute où nous mettrons les papes sur le théâtre, comme les Grecs y mettaient les Atrées et les Tyestes qu'ils voulaient rendre odieux. Un temps viendra où la ste Barthelémi sera un sujet de Tragédie, et où l'on verra le Comte Raimond de Toulouse, braver l'insolence hipocrite du Comte de Montfort. L'horreur pour le fanatisme s'introduit dans tous les esprits éclairés. Si quelqu'un est capable d'encourager la nation à penser sagement et fortement, c'est vous sans doute. Je ne suis plus bon à rien; je suis comme ce Danois qui étant las de tuer à la bataille d'Hocstet, disait à un Anglais, brave Anglais, va t-en tuer le reste, car je n'en peux plus.
Adieu mon cher philosophe, vous ne me parlez plus de vôtre ménage, je me flatte qu'il est toujours heureux. Conservez un peu d'amitié à vôtre véritable ami
V.