1768-07-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Horace Walpole, 4th earl of Orford.

Monsieur,

Il y a quarante ans que je n'ose plus parler Anglais, et vous parlez nôtre langue très bien; j'ai vû des lettres de vous écrites comme vous pensez.
D'ailleurs, mon âge et mes maladies ne me permettent pas d'écrire de ma main. Vous aurez donc mes remerciements dans ma langue.

Je viens de lire la préface de vôtre histoire de Richard 3. Elle me parait trop courte. Quand on a si visiblement raison, et qu'on joint à ses connaissances une philosophie si ferme et un stile si mâle, je voudrais qu'on me parlât plus longtems. Vôtre père était un grand ministre et un bon orateur; mais je doute qu'il eût pu écrire comme vous. Vous ne devez pas dire, quia pater major me est.

J'ai toujours pensé comme vous qu'il faut se défier de toutes les histoires anciennes. Fontenelle, le seul homme du siècle de Louïs 14 qui fut à la fois poëte, philosophe et savant, disait qu'elles étaient des fables convenues; et il faut avouer que Rollin a trop compilé de chimères et de contradictions.

Après avoir lu la préface de vôtre histoire j'ai lu celle de vôtre Roman. Vous vous y moquez un peu de moi. Les Français entendent raillerie; mais je vais vous répondre sérieusement.

Vous avez fait accroire à vôtre nation que je méprise Shakespear. Je suis le premier qui ait fait connaître Shakespear aux Français. J'en ai traduit des passages il y a quarante ans, ainsi que de Milton, de Waller, de Rochester, de Driden et de Pope. Je peux vous asurer qu'avant moi prèsque personne en France ne connaissait la poësie anglaise, à peine avait on même entendu parler de Loke. J'ai été persécuté pendant trente ans par une nuée de fanatiques pour avoir dit que Loke est l'Hercule de la métaphisique qui a posé les bornes de l'esprit humain.

Ma destinée a encor voulu que je fusse le premier qui ai expliqué à mes concitoiens les découvertes du grand Neuton, que quelques sots parmi nous appellent encor des sistêmes. J'ai été vôtre apôtre et vôtre martir. En vérité il n'est pas juste que les Anglais se pleignent de moi.

J'avais dit il y a très longtems que si Shakespear était venu dans le siècle d'Adisson, il aurait joint à son génie l'élégance et la pureté qui rendent Adisson recommandable. J'avais dit, que son génie était à lui, et que ses fautes étaient à son siècle. Il est précisément à mon avis comme le Lopez de Vega des Espagnols, et comme le Calderon. C'est une belle nature, mais sauvage; nulle régularité, nulle bienséance, nul art; de la bassesse avec de la grandeur; de la bouffonnerie avec du terrible; c'est le cahos de la Tragédie dans lequel il y a cent traits de lumière.

Les Italiens qui restaurèrent la Tragédie un siècle avant les Anglais et les Espagnols, ne sont point tombés dans ce défaut; ils ont mieux imité les Grecs. Il n'y a point de boufons dans lŒdipe et dans l'Electre de Sophocle. Je coupçonne fort que cette grossièreté eut son origine dans nos fous de cour. Nous étions un peu barbares tous tant que nous sommes en deçà des Alpes. Chaque prince avait son fou en tître d'office. Des rois ignorans élevés par des ignorans ne pouvaient connaître les plaisirs nobles de l'esprit; ils dégradèrent la nature humaine aupoint de paier des gens pour leur dire des sottises. De là vint nôtre mère sotte; et avant Molière il y avait toujours un fou de cour dans prèsque toutes les comédies. Cette mode est abominable.

J'ai dit, il est vrai, Monsieur, ainsi que vous le rapportez, qu'il y a des comédies sérieuses telles que le Misantrope, qui sont des chef-d'œuvre; qu'il y en a de très plaisantes comme George Dandin; que la plaisanterie, le sérieux, l'attendrissement peuvent très bien s'accorder dans la même comédie. J'ai dit que tous les genres sont bons hors le genre ennuieux. Oui, Monsieur, mais la grossièreté n'est point un genre. Il y a beaucoup de logements dans la maison de mon père; mais je n'ai jamais prétendu qu'il fût honnête de loger dans la même chambre Charles quint et Don Japhet d'Arménie; Auguste et un matelot yvre; Marc-Aurèle et un bouffon des rues. Il me semble qu'Horace pensait ainsi dans le plus beau des siècles. Consultez son art poëtique; toute l'Europe éclairée pense de même aujourd'hui et les Espagnols commencent à se défaire à fois du mauvais goût comme de l'inquisition; car le bon esprit proscrit également l'un et l'autre.

Vous sentez si bien, monsieur, à quel point le trivial et le bas défigurent la Tragédie que vous reprochez à Racine de faire dire à Antiochus dans Bérénice,

De son apartement cette porte est prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la Reine.

Ce ne sont pas là certainement des vers héroïques; mais aiez la bonté d'observer qu'ils sont dans une scène d'exposition laquelle doit être simple. Ce n'est pas là une beauté de poësie, mais c'est une beauté d'éxactitude qui fixe le lieu de la scène, qui met tout d'un coup le spectateur au fait, et qui l'avertit que tous les personages paraîtront dans ce cabinet qui est commun aux autres apartements, sans quoi il ne serait point du tout vraissemblable que Titus, Bérénice et Antiochus parlassent toujours dans la même chambre.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué, dit le sage Despreaux, l'oracle du bon goût, dans son art poëtique, égal pour le moins à celui d'Horace. Nôtre excellent Racine n'a prèsque jamais manqué à cette règle, et c'est une chose digne d'admiration qu'Athalie paraisse dans le temple des Juifs, et dans la même place, où l'on a vu le grand prêtre sans choquer en rien la vraissemblance.

Vous pardonnerez encor plus, Monsieur, à l'illustre Racine, quand vous vous souviendrez que la pièce de Bérénice était en quelque façon l'histoire de Louis 14 et de votre princesse anglaise sœur de Charles 2d. Ils logeaient tout deux de plein pied à St Germain, et un sallon séparait leurs appartements.

Vous n'observez vous autres libres Bretons, ni unité de lieu, ni unité de tems, ni unité d'action. En vérité vous n'en faittes pas mieux; la vraissemblance doit être comptée pour quelque chose. L'art en devient plus difficile, et les difficultés vaincues donnent en tout genre du plaisir et de la gloire.

Permettez moi, monsieur, tout Anglais que vous êtes, de prendre un peu le parti de ma nation. Je lui dis si souvent ses vérités qu'il est bien juste que je la caresse quand je crois qu'elle a raison. Oui, Monsieur, j'ai cru, je crois, et je croirai, que Paris est très supérieur à Athênes en fait de Tragédies et de Comédies. Molière, et même Regnard me paraissent l'emporter sur Aristophane autant que Démosthènes l'emporte sur nos avocats. Je vous dirai hardiment que toutes les tragédies greques me paraissent des ouvrages d'écoliers en comparaison des sublimes scènes de Corneille et des parfaittes Tragédies de Racine. C'était ainsi que pensait Boileau lui même, tout admirateur des anciens qu'il était. Il n'a fait nulle difficulté d'écrire au bas du portrait de Racine, que ce grand homme avait surpassé Euripide, et balancé Corneille.

Ouï, je crois démontré qu'il y a beaucoup plus d'hommes de goût à Paris que dans Athenes, parce que qu'il y a plus de trente mille âmes à Paris uniquement occupées des beaux arts, & qu'Athênes n'en avait pas dix mille; parce que le bas peuple d'Athênes entrait au spectacle, et qu'il n'y entre point chez nous; parce que ceux qui parmi nous jugent des beaux arts n'ont guères que cette occupation; parce que nôtre commerce continuel avec les femmes a mis dans nos sentiments beaucoup plus de délicatesse, plus de bienséance dans nos mœurs, et plus de finesse dans nôtre goût. Laissez nous nôtre théâtre, laissez aux Italiens leur favole boscarecie; vous êtes assez riches d'ailleurs.

De très mauvaises pièces, il est vrai, ridiculement intriguées, barbarement écrites, ont pendant quelque tems à Paris des succès prodigieux, soutenus par la cabale, l'esprit de parti, la mode, la protection passagère de quelques personnes accréditées; mais en très peu d'années l'illusion se dissipe, les cabales passent, et la vérité reste.

Permettez moy de vous dire encor un mot sur la rime que vous nous reprochez. Prèsque toutes les pièces de Driden sont rimées: c'est une difficulté de plus. Les vers qu'on retient de lui et que tout le monde cite, sont rimés; et je soutiens encore que Cinna, Athalie, Phèdre, Iphigenie, étant rimées, quiconque voudrait sécouer ce joug en France serait regardé comme un artiste faible qui n'aurait pas la force de le porter.

En qualité de vieillard il faut que je vous dise une anecdote. Je demandais un jour à Pope pourquoi Milton n'avait pas rimé son poëme dans le tems que les autres poëtes rimaient leurs poëmes à l'imitation des Italiens. Il me répondit, Because he could not.

Je vous ai dit, Monsieur, tout ce que j'avais sur le cœur. J'avoue que j'ai fait une grosse faute en ne fesant pas attention que le comte de Leicester s'était d'abord appellé Dudley; mais si vous avez la fantaisie d'entrer dans la chambre des pairs et de changer de nom, je me souviendrai toujours du nom de Walpol avec l'estime la plus respectueuse.

Avant le départ de ma Lettre, j'ai eu le tems, Monsieur, de lire vôtre Richard 3. Vous seriez un éxcellent attornei general; vous pesez toutes les probabilités; mais il parait que vous avez une inclination secrette pour ce bossu. Vous voulez qu'il ait été beau garçon et même galant homme. Le Bénédictin Calmet a fait une dissertation pour prouver que Jesus Christ avait un fort beau visage. Je veux croire avec vous que Richard 3 n'était ni si laid, ni si méchant qu'on le dit; mais je n'aurais pas voulu avoir affaire à lui. Vôtre rose blanche et vôtre rose rouge avaient de terribles épines pour la nation.

Those gratious kings are all a pak of rogues.

En vérité, en lisant l'histoire des York et des Lancastre, et de bien d'autres, on croit lire l'histoire des voleurs de grand chemin. Pour vôtre Henri 7 il n'était que coupeur de bourses.

Be a minister or an anti-minister, a lord or a philosopher, I wil be with an equal respect

Sr yr most humb. obt servt

Voltaire

Be so kind as to tell me frankely if Jumonville was assassinated near the river called Oyo.