aux Délices 10e fév: 1762
Un travail forcé, Monsieur, et une santé bien languissante, m'ont empèché longtemps de vous écrire: mais vous n'en avez pas été moins présent à mon esprit et à mon cœur.
J'ai toujours été indigné contre ceux qui n'ont pas souffert L'honneur que vous leur avez fait, et qu'ils ne méritaient pas. Un jour, un grand seigneur passant par un village avec d'excellent vin de Tokai, en donna à boire à des païsans, qui le trouvèrent amer, et qui crurent qu'on se moquait d'eux.
J'ai commencé l'Edition de Corneille. Je suis obligé de dicter prèsque tout, ne pouvant guères écrire de ma main, et je tâche de faire la paix entre Corneille et Shakespear, en attendant que nos rois daignent rendre la paix à L'Europe.
Vôtre Shakespear était bien heureux, il pouvait faire des Tragédies moitié prose, moitié vers, et quels vers encor! Ils ne sont certainement pas élégants et châtiez, comme ceux de Pope, et comme le Caton d'Adisson; il se donnait la liberté de changer de lieu prèsque à chaque scène, d'entasser trente à quarante actions les unes sur les autres, de faire durer une pièce vingt cinq ans, de mêler les bouffoneries au Tragique. Son grand mérite, à mon avis, consiste dans des peintures fortes et naïves, de la vie humaine.
Corneille avait assurément une carrière plus difficile à remplir; il fallait vaincre continuellement la difficulté de la rime, ce qui est un travail prodigieux; il fallait s'asservir à l'unité de temps, de lieu, d'action, ne faire jamais entrer ni sortir un acteur, sans une raison intéressante; lier toujours une intrigue avec art, et la dénouer avec vraissemblance; faire parler tous ses héros avec une éloquence nôble, et ne rien dire qui pût choquer les oreilles délicates d'une cour pleine d'esprit, et d'une académie composée de gens très savants, et très difficiles.
Vous m'avouerez que Shakespear avait un peu plus ses coudées franches que Corneille. Aureste, vous sçavez combien j'estime vôtre nation. Je ne perds aucune occasion de lui rendre justice dans mon commentaire.
Vous me feriez un grand plaisir, Monsieur, si vous vouliez bien me dire quel est l'auteur de la petite histoire de David, intitulée, The Man after god's, own heart, et quel est l'Evêché qu'on a donné à ce Warburton4, qui a prouvé que Moÿse ne connaissait ni paradis, ni enfer, ni l'immortalité de l'âme; et qui de là conclud qu'il était inspiré de Dieu. Apparemment que cet Evêque a pris le fils de Spinosa pour son chapelain.
I will be for ever dear sr yr most faithfull and tender servt and friend
Voltaire