1775-03-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

On m'a envoié, Monseigneur, deux éxemplaires du dernier mémoire de Mr le comte de Guines.
J'ai répondu ce que je pense. J'ai dit que le procez qu'on lui suscite est prèsque aussi absurde que celui que vous essuiez. Nôtre nation doit rougir de tous ces procez odieux, les uns éxécrables, les autres ridicules, qui ont occupé la France depuis dix ou douze ans. J'ai vu dans toutes ces affaires de la démence et de l'horreur. C'est une suitte prèsque non interrompue d'atrocités depuis l'avanture des Calas. Et souvenez vous combien on avait voulu vous tromper vous même sur l'assassinat juridique de Calas. En un mot, je n'ai vu en France pendant douze dernières années que des fous et des sauvages. Six avantures horribles m'ont passé par les mains.

J'ai vu toutes les pièces des procez de Calas, de Sirven, de Montbailly, du chevalier de La Barre, du Comte de Lally, du comte de Morangiés, et d'autres encor. Tout m'a paru absurde, et quand on songe que toutes ces avantures ont été avec l'opéra comique l'objet de l'attention universelle, il faut avouer que le siècle de Louis 14 valait un peu mieux que le nôtre.

Je n'ai point la dernière requête de Made de st Vincent. Si vous voulez avoir la bonté de me l'envoier je vous serai très obligé.

On m'a dit qu'on imprimait à Paris tous les ans un recueil de causes célèbres. J'ignore s'il est bien ou mal fait. Vôtre procez y sera sans doute. Il faut que ces discussions soient intéressantes; il y faut, comme dans une Tragédie, une exposition, un nœud, et un dénouement.

Je ne suis pas en peine du dénouement de vôtre pièce. Je crois que vôtre seul embaras sera d'obtenir la grâce de la coupable. Il est bien triste qu'elle soit la parente de feue Madame la Duchesse de Richelieu.

Je suis chargé depuis quelque tems d'une affaire beaucoup plus cruelle et plus difficile. Elle m'intéresse et me tourmente, mais moins que la vôtre. Il faut dans cette vie combattre jusqu'au dernier moment. Conservez moi vos bontés pour quelques malheureux jours que j'ai peut être encor à vivre.