1762-07-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Dominique Audibert.

Vous avez pu voir, Monsieur, les lettres de la Veuve Calas et de son fils.
J'ai examiné cette affaire pendant trois mois. Je peux me tromper, mais il me parait clair comme le jour, que la fureur de la faction, et la singularité de la destinée, ont concouru à faire assassiner juridiquement sur la roue le plus innocent et le plus malheureux des hommes, à disperser sa famille, et à la réduire à la mendicité. J'ai bien peur qu'à Paris on songe peu à cette horrible affaire. On aurait beau rouer cent innocents, on en parlera à Paris que d'une pièce nouvelle, et on ne songera qu'à un bon souper. Cependant, à force d'élever la voix, on se fait entendre des oreilles les plus dures, et quelquefois même, les cris des infortunés parviennent jusqu'à la cour. La Veuve Calas est à Paris chez Messrs Dufour, et Mallet, rue Montmartre. Le jeune Lavaisse y est aussi; je crois qu'il a changé de nom, mais la pauvre veuve poura vous faire parler à lui. Je vous demande en grâce d'avoir la curiosité de les voir l'un et l'autre. C'est une tragédie dont le dénouement est horrible et absurde, mais dont le nœud n'est pas encor bien débrouillé.

Je vous demande en grâce de faire parler ces deux acteurs, de tirer d'eux tous les éclaircissements possibles, et de vouloir bien m'instruire des particularités principales que vous aurez apprises.

Mandez-moi aussi, Monsieur, je vous en conjure, si la Calas est dans le besoin; je ne doute pas qu'en ce cas Messrs Tourton et Baur, ne se joignent à vous pour la soulager. Je me suis chargé de payer les frais du procez qu'elle doit intenter au conseil du Roy. Je l'ai adressée à Mr Mariette, avocat au conseil, qui demande pour agir, l'extrait de la procédure de Toulouse. Le Parlement, qui parait honteux de son jugement, a déffendu qu'on donnât communication des pièces et même de l'arrêt. Il n'y a qu'une extrême protection auprès du Roy, qui puisse forcer ce parlement à mettre au jour la vérité. Nous faisons l'impossible pour avoir cette protection, et nous croyons que le cri public est le meilleur moyen pour y parvenir.

Il me parait qu'il est de l'intérêt de tous les hommes d'approfondir cette affaire, qui d'une part ou d'une autre, est le comble du plus horrible fanatisme. C'est renoncer à l'humanité que de traitter une telle avanture avec indifférence. Je suis sûr de votre zèle, il échauffera celui des autres sans vous compromettre.

Je vous embrasse tendrement, mon cher camarade, et suis avec tous les sentiments que vous méritez

Votre très humble et obéisst servr

V.