1767-03-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Jacques Élie de Beaumont.

Sirven et ses filles sortent de chez moi, Monsieur, je les ai étonnés de la calomnie dont on a voulu noircir la famille Calas; je leur ai appris ce conte si horrible, si absurde et si répandu, selon le quel la servante de madame Calas vient d'avouer par devant notaire à L'article de la mort, que madame Calas, son mari, un de ses fils et monsr de la Vaisse leur ami, avaient en éffet étranglé Mare Antoine Calas pour avoir eu quelque tentation d'entrer dans la Communion romaine; cette servante, dit-on, qui a toujours été catholique, qui a fréquenté les sacrements de l'église romaine pendant cinquante années, n'était qu'une protestante déguisée.
Elle avait elle même servi à étrangler le fils de son maître. Elle a tout révélé en mourant. Voilà ce qu'on a donné pour certain à Versailles, à Paris et dans la province. C'est ainsy qu'on exposait encor la famille innocente des Calas et le vertueux Lavaisse au supplice, qu'on flétrissait tout le Conseil d'état et qu'on accusait le Roy d'avoir répandu ses bienfaits sur des parricides.

Je voudrais que vous eussiés vu, Monsieur, les pleurs qui coulaient des yeux de Sirven et de ses filles au récit que je leur ai fait. Vous auriés sans doute mélé vos larmes aux leurs. Quelque expérience que vous ayés de la méchanceté humaine, vous avez dû être bien surpris de ce brutal excez de fanatisme. Ce monstre accoutumé à vomir L'absurdité n'a pas craint de répandre partout une Calomnie si aisée à détruire. On a fait paraître cette servante qu'on disait morte. Les calomniateurs ont été confondus, mais non pas désarmés. Je sais a n'en pouvoir douter que leur opprobre ne les rend que plus furieux. On me mande que cette imposture a été principalement répandue par un folliculaire qui croyait qu'en effet la servante de made Calas était morte et qu'il pour ait insérer toute cette fable dans ses feuilles qui par là reprendraient quelque crédit et lui procureraient de l'argent:

Quoiqu'il en soit cette imposture n'est pas détruite. Dans les confréries qui inondent les provinces méridionales elle y subsystera malgré la vérité reconnue. Ce sont ces confrairies qui ont trainé Calas sur la roue en révérant son fils comme un saint et en canonisant le suicide. L'esprit de faction ne s'éclaire ni ne s'adoucit quand la superstition l'anime. Jugez, Monsieur, si les Sirven peuvent se soumettre à venir jamais déffendre leur innocence et demander justice dans une province remplie de dévots qui respectent si peu la vérité, le conseil et le Roy. Je vous déclare encore une fois qu'ils ne reparaitront jamais dans la sénéchaussée de Castres, qu'un arrest du conseil à la main. Ses juges en sentiront la nécessité indispensable. Le Roy prend ses sujets apprimés sous sa sauve garde, et quelle famille, Monsieur, fut jamais plus opprimée que celle des Sirven? Elle ne l'est pas seulement par un jugement inique, elle l'est par une faction, mais le Roy sait contenir et adoucir les factions. J'ai l'honneur d'être etc.

Adieu mon cher Ciceron, vous avez dû recevoir ma 1ère lettre. Mille respects à made de Canon.

Je rouvre ma Lettre, mon illustre ami, pour vous dire que je viens d'en recevoir une de mr L'abbé Sabatier, chanoine de Castres, demeurant à Paris. Il me mande sans me connaître que la fausse nouvelle de l'aveu et du repentir de la servante à l'article de la mort, a rallumé toute la fureur des fanatiques du Languedoc.

Cet abbé a connu la fille de Sirven, que son père et sa mère sont accusés d'avoir assassiné chrétiennement; il a été témoin de sa folie chez les dames qu'on appelle régentes. Il atteste que Sirven est un des plus honnêtes hommes qui soient au monde; il est prêt de déposer devant les juges. Malheureusement, il ne m'a point donné son adresse; il date de Paris sans m'instruire de sa demeure. Je vous demande en grâce de me faire savoir où il loge. Cet écclésiastique paraites un honnête homme, très éclairé et très zèlé. Vôtre mémoire lui a inspiré l'entousiasme dont il doit animer tous les cœurs vertueux et sensibles.