1769-02-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Aleksandr Petrovich Sumarokov.

Monsieur,

Votre lettre et vos ouvrages sont une grande preuve que le génie et le goût sont de tout pays.
Ceux qui ont dit que la Poésie et la Musique étaient bornées aux climats tempérés, se sont bien trompés. Si le climat avait tant de puissance la Grece porterait encor des Platon et des Anacréon, comme elle porte les mêmes fruits et les mêmes fleurs, l'Italie aurait des Horace, des Virgile, des Arioste et des Tasse; mais il n'y a plus à Rome que des processions et dans la Grece que des coups de bâtons. Il faut donc absolument des souverains qui aiment les arts, qui s'y connaissent et qui les encouragent; ils changent le climat, ils font naître les roses au milieu des neiges.

C'est ce que fait votre incomparable souveraine. Je croirais que les lettres dont Elle m'honore me viennent de Versailles, et que la vôtre est d'un de mes confrères de l'académie française. Monsieur le prince de Koslouski, qui m'a rendu ses lettres et la vôtre, s'exprime comme vous, et c'est ce que j'ai admiré dans tous les seigneurs Russes qui me sont venus voir dans ma retraite. Vous avez sur moi un prodigieux avantage, je ne sais pas un mot de votre langue et vous possédez parfaitement la mienne. Je vais répondre à toutes vos questions dans lesquelles on voit assez votre sentiment sous l'apparence du doute. Je me vante à vous, Monsieur, d'être de votre opinion en tout.

Oui, Monsieur, je regarde Racine comme le meilleur de nos poëtes tragiques, sans contredit, comme celui qui le seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu'à lui. Il est le seul encor qui ait traité l'amour tragiquement, car avant lui Corneille n'avait fait bien parler cette passion que dans le Cid, et le Cid n'est pas de lui. L'amour est ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres pièces.

Je pense encor comme vous sur Quinault. C'est un grand homme en son genre. Il n'aurait pas fait l'Art poétique; mais Boileau n'aurait pas fait Armide.

Je souscris entièrement à tout ce que vous dites de Moliere et de la Comédie larmoyante, qui, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l'inimitable Moliere.

Depuis Renard qui était né avec un génie vraîment comique et qui a seul approché Moliere de près, nous n'avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie, ont voulu faire des comédies uniquement pour gagner de l'argent. Ils n'avaient pas assez de force dans l'esprit pour faire des tragédies; ils n'avaient pas assez de gaieté pour écrire des comédies; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet. Ils ont mis des avantures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu'il y a quelque intérêt dans ces pièces et qu'elles attachent assez quand elles sont bien jouées; cela peut être; je n'ai jamais pu les lire; mais on prétend que les Comédies font quelque illusion. Ces pièces bâtardes ne sont ni tragédies ni comédies; quand on n'a point de chevaux on est trop heureux de se faire trainer par des mulets.

Il y a vingt ans que je n'ai vu Paris. On m'a mandé qu'on n'y jouait plus les pièces de Moliere. La raison, à mon avis, c'est que tout le monde les sait par cœur; presque tous les traits en sont devenus proverbes; d'ailleurs il y a des longueurs, les intrigues quelquefois sont faibles, et les dénouemens sont rarement ingénieux. Il ne voulait que peindre la nature, et il en a été sans doute le plus grand peintre.

Voilà, Monsieur, ma profession de foi, que vous me demandez. Je suis fâché que vous me ressembliez par votre mauvaise santé. Heureusement vous êtes plus jeune et vous ferez plus long temps honneur à votre nation. Pour moi je suis déjà mort pour la mienne.

J'ai l'honneur d'être avec l'estime infinie, que je vous dois,

Monsieur

votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire