à Berlin, ce 11 de janvier 1750
Comme vous n'avez pu réussir à m'attirer dans la secte de La Chaussée, personne n'en viendra à bout. J'avoue cependant que vous avez fait de Nanine tout ce qu'on en pouvait espérer. Ce genre ne m'a jamais plu; je conçois bien qu'il y a beaucoup d'auditeurs qui aiment mieux entendre des douceurs à la comédie que d'y voir jouer leurs défauts, et qui sont intéressés à préférer un dialogue insipide à cette plaisanterie fine qui attaque les moeurs. Rien n'est plus désolant que de ne pouvoir pas être impunément ridicule. Ce principe posé, il faut renoncer à l'art charmant des Térence et des Molière, et ne se servir du théâtre que comme d'un bureau général de fadeurs où le public peut apprendre à dire: Je vous aime, de cent façons différentes. Mon zèle pour la bonne comédie va si loin, que j'aimerais mieux y être joué que de donner mes suffrages à ce monstre bâtard et flasque que le mauvais goût du siècle à mis au monde. Depuis Nanine je n'entends plus parler de vous; donnez moi donc signe de vie.
C'est un défi dans toutes les formes; vous passerez pour un lâche, si vous n'y répondez: l'esprit ni les vers ne vous coûtent rien; n'imitez donc pas les Hollandais, qui, ayant seuls des clous de girofle, n'en vendent que par faveur. Horace, votre devancier, envoyait des épîtres à Mécène autant qu'il en voulait. Virgile, votre aïeul, ne faisait pas des poèmes épiques pour tout le monde, mais bien des églogues. Mais vous, dans l'opulence de l'esprit, et possédant tous les trésors de l'imagination la plus brillante, vous êtes le plus grand avare d'esprit que je connaisse. Faut il être aussi difficile pour quelques vers de votre superflu qu'on vous demande? Ne me fâchez pas: mon impatience me pourrait tenir lieu d'Apollon, et peut-être ferais je une satire sur les avares d'esprit. Mais si je reçois une lettre bien jolie, comme vous en faites souvent, j'oublierais mes sujets de plainte, et je vous aimerai bien.
Federic