A Paris ce 26 mars 1752
Depuis que j'ais Reçu la lettre que vous m'avés fait l'honneur de m'écrire j'ay été un peu incommodé, ce qui m'a empêché de vous répondre plus tost.
Vous avés sçu le succès de Rome sauvée, c'en est un très grand selon moy d'avoir réussi avec un pareil sujet, dans un pais très monarchique. Ciceron est ici Ciceron tout entier, et on voit à la manière dont Cæsar y débute qu'il sera un jour le premier homme du genre humain. La douceur de la poësie de Crebillon n'a point éclairé par Bonheur sur la dureté de la vôtre. Je vous félicite donc de tout mon coeur d'avoir couronné vos travaux dramatiques par un ouvrage si mâle, si Romain, si noblement et si élégamment écrit.
La Noüe a joué supérieurement; Grandval bien d'abord, ensuite il a un peu passé la mesure de la grandeur; MIle Clairon d'une manière forte et très chaude dans le 4e acte.
Mdela D. du Maine m'a chargé par Mde du Deffant de vous marquer qu'elle prenoit autant de part au succès de Rome sauvée que vous même, et Mde du Deffant est persuadée en effet qu'elle croit l'avoir faite autant que vous parce qu'elle vous a conseillé de la faire. Mde du Deffant signe tout ce que je vous écris, elle a été plusieurs fois à Rome sauvée, ce qui est bien fort dans l'état où elle est et le plus grand éloge qu'elle en puisse faire. Elle part au commencement de may pour La Bourgogne, elle passera tout l'esté chez mr son frère où elle veut essayer les eaux de Vichi.
Si vous vouliés luy faire une galanterie et celle de toutes à laquelle elle seroit le plus sensible, ce seroit de luy envoyer un exemplaire de Votre Siècle de Louis 14. Elle n'est pas aussi curieuse de cartons que certaines gens. Dans la vérité vous lui Rendriés un grand service, car elle ne peut plus lire que Vous, et ce n'est pas là Vous dire une fadeur, vu le temps et les autheurs qui courent.
Le parallèle de Catilina et de Rome sauvée est à ce qu'on dit d'un fils du Comissaire Le Combe et non pas de Mr D'Alembert à qui quelques gens l'attribuoient. Ce dernier, un des plus excelens esprits du siècle à mon gré, est le plus ferme et le plus zélé de vos partisans; et ce qui m'en plaist c'est qu'il loue en philosophes, sans enthousiasme, qui voit et qui sent juste et qui est indépendant de tout hors du vray mérite. Je suis Bien aise de vous dire ceci en passant parce que je suis naturellement conciliateur et que j'aime à voir que les grands hommes se conoissent et s'aiment. Je ne sçay aucune nouvelle littéraire. On parle des Heraclides de Marmontel. Il a voulu d'abord être votre fils en poésie et il ne sera même pas votre Bâtard. Je n'ay pas encor vu les Tourbillons de mr de Fontenelle qui paroissent. C'est le dernier soupir du Cartésianisme. Adieu mon cher ami, je vous embrasse tendrement et je vous souhaitte une meilleure santé qui est la Loy et les prophètes.