à Paris ce 28 février 1752
Vous êtes bien sûr, Monsieur, de ma façon de penser pour vous, et tout ce qui vous touche.
Je ne voudrois pourtant pas courir le risque de vous la laisser oublier, et je vous la rappellerois souvent, si je ne m'en fiois à m. d'Argental. Il est fait pour rendre mes sentimens mieux que moi-même, et sur tout ceux que j'ay pour vous puis qu'ils nous sont communs, car nous sommes encor plus unis (s'il est possible) dans la tendre et constante amitié qui nous attache à vous que dans tout le reste. Avec un pareil interprète je respecte un tems aussi précieux que le vôtre, et je me contente d'entretenir commerce avec vous par la moitié de moi même. Mais dans cette occasion je ne puis contenir ma joie et me refuser de vous la montrer tout entière. En vérité vous n'êtes pas plus aise que moi, et je ne sçais si vous L'êtes autant. Mais en vous L'exprimant je suis frappée d'une réflexion, c'est comment il se peut que le succès de Rome sauvée qui devoit être aussi sûr qu'une démonstration géométrique soit un événement qui nous transporte comme si nous ne nous y étions pas attendus. Il est vrai que le sentiment du petit conseil n'a jamais varié sur cela, et que si nous nous en étions rapportés à notre opinion nous aurions triomphé d'avance, malgré tout ce que vous sçavés. Il est vrai aussi que Le démon d'erreur et de dépravation qui s'est emparé depuis quelque tems du théâtre donnoit sujet de craindre, et peut être la crainte devoit-elle être proportionnée à la beauté de L'ouvrage. Car on pouvoit très raisonnablement douter que les mêmes gens qui avoient applaudi aux infamies que nous avons essuyées eussent encor de quoi sentir ce qu'il y a de plus grand, de plus fort, de plus sublime. Enfin on L'a senti, et j'espère que vous avés si bien éxorcisé ce maudit démon qui nous obsédoit qu'il n'osera plus montrer ses vilaines cornes. J'en juge moins par les applaudissements du théâtre, touts brillants qu'ils sont, que par les propos, par le mouvement que cela fait dans le public, qui ressemble à une révolution; Catilina manqua celle de Rome, je me flatte que vous ne manquerés pas celle de Paris. Les gens qui avoient approuvé les horreurs qu'on nous a données ne sçavent où se fourer; ceux, qui sans les approuver tout à fait, les ont tolérées sont tout honteux. Vous avés désillé tous les yeux. Si depuis longtems il se conserve quelque goût dans ce pays cy, comme le feu sacré, malgré tout ce qu'on a fait pour L'éteindre; si nous parlons encor françois c'est à vous à qui nous le devons. Une maligne influence sembloit prête à détruire vos bienfaits. Vous venés au secours de votre patrie avec le siècle de Louis 14, et Rome sauvée, et heureusement L'effet prodigieux qu'ils font l'un et l'autre, vous prouvent que votre patrie n'estoit pas encor indigne que vous travaillasiés à sa conversion. Il ne falloit pas moins que des miracles pour L'opérer. Vous en avés fait. Vous êtes son dieu tutélaire; mais vous adressera t'elle toujours son culte d'aussi loin? ne viendrés vous pas au moins voir votre triomphe? Quand il n'y auroit d'autre motif que L'amitié pour votre voyage, votre héros qui la connoît si bien refuseroit-il de vous préter à des amis auxquels il a ravi la douceur de passer leur vie avec vous? Mais vous avés d'ailleurs des affaires indispensables, et je ne doute pas que vous ne profitiés de la belle saison pour exécuter enfin ce que vous ne pouvés plus diffèrer.
Je n'entre dans aucun détail sur Rome sauvée. Me Denis et mr d'Argental vous en instruisent. Je veux pourtant vous parler de la Noüe, parce que mon avis éternel a été que la pièce ne pouvoit pas être distribuée autrement qu'elle L'est. Il est vrai que le dit la Noüe à la première représentation me fit grand peur, bien plus, comme vous croyés bien, pour votre intérêt que pour L'honneur de mon opinion. Il n'y étoit point au premier acte, mais il joüa si bien le quatre et le cinq, que je ne doutai pas qu'il ne revînt au premier, aussi a t'il fait, et a augmenté en bien sur tout le reste. Je vous assure qu'il s'en faut beaucoup que Grandval eût pu le jouer de même, au lieu qu'il est admirable dans César, où le fade Drouin auroit fait vomir. Enfin la pièce est aussi bien qu'elle pouvoit être, et ce n'est pas même assés dire, elle est très bien joüée. M. d'Argental y est actuellement, je ne fermerai point ma lettre pour vous dire des nouvelles d'aujourd'huy. Adieu, Monsieur, je finis sans compliment en vous assurant de ma tendre et fidelle amitié. Je répète que je vous prie de ne jamais oublier que mr d'Argental et moi ne sommes qu'un, et que toutes les fois que vous trouverés moi quand il s'agit de ses sentimens pour vous il faut lire nous.
Mr de Pontdeveyle m'a chargé de vous faire ses compliments, et son compliment.
Mr d'Argental arrive, toujours de mieux en mieux, la plus belle chambrée, les plus grands applaudissements. La Noüe encor meilleur. M. de Foncemagne qui n'avoit pas pu encor la voir à cause d'un rhume en revient enchanté.