1752-03-19, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

J'y étois mon cher ami, à cette dernière représentation veille de la clôture, jamais la pièce n'a été ny mieux jouée ny mieux sentie.
L'applaudissement de la fin fut comme celuy du premier jour, il sembloit que le public vouloit mettre le sceau à son approbation et marquer en même tems son regret d'être privé de ce bel ouvrage. Vous l'aviés prévû, il n'y a pas eû autant d'affluence qu'à Zaire et Merope, les comédiens ont fait moins d'argent, mais l'auteur s'est acquis plus d'estime et Rome sauvée est placée à côté de Brutus. C'est du moins le jugement de tous les connoisseurs. Dumolar n'a pas rendu un compte fidèle de la 1ère représentation, du moins quand au jeu des acteurs. Lanoue commençât mal mais il fut supérieur dans les deux derniers actes et l'a toujours été depuis. Le Kain n'avoit point d'extinction de voix, il n'articuloit pas assez, ce qui fit perdre quelques vers de son rosle (et cette perte ne pouvoit être médiocre). Il s'est corrigé dès la seconde représentation, s'est perfectioné dans les suivantes et a été admirable les deux dernières. En général vous devés vous défier extrêment de ce qu'on écrit de ce pais cy, les uns voyent mal, les autres affectent de les voir différement de ce qu'elles sont. Ainsi la malice ou l'ignorance dictent la plus part des lettres et vous ne devés vous en rapporter qu'à celles de vos amis véritables. Par exemple on mandera peutêtre qu'on désire vivement l'impression de votre pièce. Il est vrai qu'on la désire, il est encor plus vrai qu'il n'en faut rien faire. Si vous aviés été sur les lieux vous auriés apperceû des fautes (en petit nombre à la vérité) mais qu'il ne vous convient pas de laisser. Le stile quoiqu'admirable peut encor recevoir un dernier degré de perfection. Vous agrandirés Catilina dans sa scène avec Cesar, peutêtre transposerés vous cette scène et la mettrés vous après celle de la conjuration, qui devroit précéder quand ce ne seroit que pour observer la gradation des beautés qui n'est pas un point à négliger. Vous retoucherés je crois aux scènes de Cetegus avec Catilina, vous y mettrés plus de choses nécessaires, vous ôterés celles qui n'étant que belles ne sont pas essentielles et qui sont quelquefois répétées. Vous substituerés à la 1ère scène du 5e acte une autre scène digne d'entrer dans un aussi bel acte. Pour tous ces changements il faudroit voir et juger par vos yeux. Est il possible que vous balanciés encor sur votre voiage de Paris? Vous sçavés qu'il est indispensable pour vos affaires et votre santé. Ce dernier point surtout ne peut souffrir de remise. Il faut que vous fassiés des provisions qui vous munissent contre l'hiver prochain, que vous aurés beaucoup de peine à soutenir si vous ne vous préparés pas par des remèdes convenables. Nous avons dans ce pais cy des eaux qui sont le spécifique de vos maux, nous avons des médecins qui connoissent votre tempérament. Le remède de Desmouret, qui est souverain et qui demande une conduite qu'il seroit fort difficile pour ne pas dire impossible de vous prescrire de si loin. Mrs de Maupertuis et Algaroti comptent faire un voiage. Ils peuvent attendre, ils n'ont point les raisons de santé que vous avés et leurs affaires ne sont pas seurement plus essentielles que les vôtres. Je n'ai pas de peine à sentir que le roy de Prusse vous vera partir avec peine quoique pour un tems fort court, mais seurement il désire autant que personne de vous conserver et tout roy qu'il est il est trop sensible à l'amitié pour ne pas sçavoir se priver de vous lorsqu'il s'agit de garantir une vie si précieuse à tout le monde et si chère à vos amis.

Venons à votre siècle. Tous ceux qui l'ont lu en sont enchantés et Mr de Meinieres et mr de Foncemagne ont été saisis d'admiration. Je ne me suis pas contenté de leurs éloges, je leur ai demandé des critiques, sçachant qu'ils pouvoient être en état d'en faire de bonnes. Ils ont déférés à ma prière. Je joins icy leur travail. Celles de mr de Foncemagne tombent principalement sur le catalogue des écrivains. Je vous avoue qu'en effet cette partie m'a fait toujours beaucoup de peine, elle est faite un peu vite, elle n'est ny assez méditée, ny assez exacte, elle preste à la critique et peut vous attirer beaucoup d'ennemis et n'ajoute pas assez de mérite à votre ouvrage pour que vous passiés par dessus les inconvénients qu'elle entraîne. Comme c'est ce qui s'imprimera le dernier vous avés le tems de changer, de corriger, d'ajouter, de supprimer. Songés que cette partie ou ne doit point paroître ou doit être dans tous ses points juste, judicieuse, sage et exacte. Vous avés glissé dans une de vos lettres à me Denis un mot qui me fait trembler. Vous songés à livrer à l'impression l'histoire des campagnes du Roy. Ce projet renferme tous les inconvénients possibles. Sans être obligé d'entrer dans les détails je me bornerai à celuy qui est fait pour vous frapper davantage, c'est l'imprudence de donner au public une portion aussi essentielle de l'histoire du Roy sans son attache. Vous n'en useriés pas ainsi à l'égard du plus petit particulier. Renoncés mon cher ami à une entreprise qui seroit inexcusable et qui vous feroit perdre le fruit de tout ce que votre histoire du siècle doit vous procurer de gloire. Si ma lettre étoit moins longue je vous parlerois d'Adelaide. J'ai des projets sur cette pièce, du moins sur le tems de la donner, que je vous communiquerai une autre fois. Je voudrais en attendant qu'à vos heures de loisir vous jettassiés les yeux sur cette tragédie et sur le peu de remarques que nous vous avons envoyé. C'est celle là qui est une pièce touchante. Elle est inférieure à Rome sauvée mais elle attirera tout Paris. C'est surtout l'opinion de Mr de Choiseul, qui en parle continuellement et la regarde comme ce que vous avés fait de plus intéressant.

Adieu mon cher ami, je ne peux me résoudre à vous quitter. Il le faut bien cependant et c'est assez abuser d'un tems que vous pouvés employer beaucoup mieux. Me d'Argental se joint à moy pour vous embrasser avec cette tendresse que vous nous connoissés et qui ne cessera jamais.