1751-08-06, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Je n'ai rien à ajouter, mon cher ami, à ce que Mr de Richelieu et me Denis vous mandent.
Ils ont épuisé la matière, je ne pourois que répéter ce qu'ils ont dit et je l'affoiblirois puis que je ne l'exposerois pas avec autant d'agrément et d'éloquence, mais je ne sçaurois me refuser à la satisfaction de vous entretenir en liberté pour la première fois. Vous sçavés combien votre départ m'a affligé. Votre résolution de quiter ce pais cy m'a désespéré. J'ai été touché et piqué au dernier point mais le dépit n'a pas duré, la douleur seule est restée. Je n'ai pas douté de vos remords, ils sont venus. Vous avés senti dans toute son étendue le regret d'avoir quitté la patrie la plus aimable, la société la plus douce et les amis les plus tendres. Le roy pour qui vous avés tout abandoné ne pouvoit pas vous dédomager de tant de sacrifices. Personne ne rend plus de justice que moy à ces grandes et excellentes qualités, mais on ne dépouille point la peau du lion, il faut payer le tribut à l'humanité et encor plus à la royauté. L'amour rapproche tout, l'amitié veut un peu d'égalité, il ne faut vivre qu'avec ceux à qui l'on peut dire ce qu'on pense et qu'on ose contredire quelquefois. Je ne vous parle point de ce que vous avés éprouvé au sujet de d'Arnaut, du procés…. Je me reprocherois de vous rappeller des souvenirs douloureux et qui regardent des objets que vous n'avés que trop senti et qui vous sont encor présents. Le roy malgré ses torts est encor la seule consolation que vous puissiés trouver dans le pays où vous êtes. Vous êtes entourés d'ennemis, d'envieux, de tracassiers. On se dispute, on s'arrache une faveur, une confiance que personne ne possède véritablement. C'est une coquette qui pour conserver plusieurs amants n'en rend aucun heureux. Cette cour orageuse pleine de toute sorte d'inconvénients est cepandant le seul endroit où vous puissiés vivre. Hors de là il n'y a aucun être qui mérite que vous luy parliés. Vous dépendés des caprices d'un seul homme et cet homme est un roy. Enfin vous avés fui des ennemis que du moins vous ne voiés pas, pour en trouver d'autres avec les quels vous vivés sans cesse. Vous avés cherché la liberté et vous vous êtes soumis à la contrainte la plus grande. Vous avés crû vous mettre à couvert de l'envie et vous n'avés fait que vous approacher des envieux et vous exposer à tous leurs traits. Il faut cepandant avouer que votre absence au milieu de tant de maux a produit un bien. On sent la perte qu'on a fait. On vous regrette sincèrement, on désire vivement votre retour, mais il faut saisir ce moment et ne pas risquer de perdre des dispositions favorables en différant d'en profiter. Vous êtes trop supérieur pour vouloir par mauvaise honte persister dans un mauvais parti. Vous sçavés si bien corriger vos ouvrages, il est beaucoup plus essentiel de corriger votre conduite. Vous avés fait une grande faute, vous ne sçauriés assez tost la réparer. Ce qu'on a obtenu à l'égard de Mahomet doit vous prouver qu'il n'y a plus d'acharnement ny d'animosité contre vous et que vous avés dans mr de Richelieu un ami qui vous sert de la manière la plus vive, la plus essentielle et dont jusqu'à présent vous n'avés pas fait assez d'usage. Le succès de Mahomet, qui n'est pas douteux, augmentera encor le désir de vous revoir et préparera votre réception. Rome sauvée sera seurement votre meilleur ouvrage. Il est impossible de la donner sans vous. Il y a une perfection à mettre à la pièce que vous n'appercevrés que quand vous verés les choses de plus près et les acteurs ne sçauroient la bien jouer sans vos avis. Vous rendrés les bons excellents et les médiocres supportables. Il est seur que réflexion faite nous ne nous chargerons jamais vous absent de donner un ouvrage dont le succès sans vous peut être incertain, et qui est assuré lors que vous y serés et que vous achèverés de rendre la pièce digne de vous et les acteurs dignes de la pièce.

Votre gloire, votre bonheur sont intéressés à votre retour. Occuppé tout entier de votre intérêt je ne vous parle pas du mien. Si vous daignés y faire attention vous penserés qu'il ne tient qu'à vous de m'accabler de douleur ou de me combler de joye. Me d'Argental partage mes sentiments et il n'y en a point qui nous soit plus commun que celuy qui m'attache à vous. Les coadjuteurs, Choseul…. vous attendent avec la plus vive et la plus tendre impatience. Vous serés receu à bras ouverts et si vous êtes touché de l'amitié (comme je n'en sçaurais douter) vous éprouverés le plus sensible plaisir qu'elle puisse procurer.