1752-05-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher et respectable ami, il faut que je passe mon temps à corriger mes ouvrages et moy, et que je prévienne les années de décadence où L'on ne fait plus que languir avec tous ses défauts.
Les Cetegus et les Lentulus sont des comparses qui m'ont toujours déplu, et j'ay bien de la peine avec le reste. J'en ai avec Adelaide, avec Zulime, et surtout avec Louis 14. Je quête des critiques dans toutte l'Europe. Je vous assure que j'ay déjà une bonne provision de faits singuliers et intéressants, mais j'attends mes plus grands secours de Monsieur le maréchal de Noailles. Je vous prie d'engager monsieur de Foncemagne, à accélérer les bontez que Mr de Noailles m'a promises, mais je voudrais que M. de Foncemagne ne s'en tînt pas là, je voudrais qu'il voulût bien employer quelques heures de son loisir à perfectioner ce siècle de Louis 14, ce siècle de la vraye littérature qui doit luy être plus cher qu'à un autre. Quelques observations de sa part me feraient grand bien.

Je les mérite par mon estime pour luy, et par mon amour pour la vérité. Je prépare une nouvelle édition, mais j'ay bien peur que ma nièce n'ait point encor envoyé à m. le maréchal de Noailles L'exemplaire sur le quel il devait avoir la bonté de faire des remarques. Si malheureusement madame Denis n'avait plus d'exemplaires je vous suplie de luy prêter le vôtre pour cette bonne œuvre. Je vous payeray avec usure. Mais je vous ay, je croi, déjà mandé que j'avais suplié m. de Malzerbe de ne laisser entrer en France aucun ballot de la première édition, et d'empêcher qu'on n'en fasse une nouvelle sur un modèle si vicieux. Je vous le dis encor mon cher ange ce n'est là qu'un essay informe, et je ne feray certainement mon voiage de Paris que quand je serai parvenu à donner un ouvrage plus digne du monarque et de la nation qui en sont l'objet. Si on avait laissé à M. le maréchal de Noailles son exemplaire que M. de Richelieu a repris, si on n'avait pas préféré le vain plaisir d'avoir un livre rare, à celuy de procurer les instructions nécessaires pour rendre ce livre meilleur, la nouvelle édition serait déjà bien avancée. Il faudrait que tout bon français contribuast à la perfection d'un tel ouvrage.

Vous me parlez mon cher ange de cette histoire universelle. On m'a volé la partie historique de tout le seizième siècle et du commencement du 17ème avec l'histoire entière des arts. Je m'étais donné la peine de traduire des morceaux de Petrarque et du Dante, et jusqu'à des poètes arabes que je n'entends point. Touttes mes peines ont été perdues, le siècle de Louis 14 devait se renouer à cette histoire universelle. C'est une perte que je ne réparerai jamais. Il y a grande aparence que ce malheureux valet de chambre qu'on séduisit pour avoir tous mes manuscrits avait aussi volé celuy que je regrette, et qu'il le brûla quand ma nièce eut la bonté d'exiger de luy le sacrifice de tout ce qu'il avait copié. En un mot le manuscrit est perdu. Je voudrais qu'on eût perdu de même bien des choses dont on a grossi le receuil de mes œuvres; mais c'est encor un mal sans remède.

Je me flatte que la pièce que madame Denis va donner ne sera point un mal, que se sera au contraire un bien qu'elle mettra dans la famille pour réparer les prodigalitez de son oncle. Je me souviens d'avoir vu dans cette pièce des scènes très jolies, je ne doute pas qu'elle n'ait conduit cet ouvrage à sa perfection. Je ne luy voudrais pas de ces succez passagers dont on doit une partie à l'indulgence de la nation. Je ne sçai si je me trompe, mais il me semble qu'il y avait dans cette comédie telle scène qui valait mieux que toutte la pièce de Cénie. Ces scènes ne suffisent pas sans doute. Elle aura travaillé le tout avec soin, elle a acquis tous les jours plus de connaissance du téâtre, et ses amis à la tête des quels vous êtes ne luy laisseront pas hazarder une pièce dont le succez soit douteux. Il y a une certaine dignité attachée à l'état de femme qu'il ne faut pas avilir. Une femme d'esprit dont on ambitionne les suffrages joue un beau rôle, elle est bien dégradée quand elle se fait auteur comique et qu'elle ne réussit pas. Un grand succez me comblerait de la plus grande joye, il me ferait cent fois plus de plaisir que celuy de Mérope, un succez ordinaire me consolerait, un mauvais me mettrait au désespoir.

Nous parlerons une autre fois de Rome sauvée, d'Adelaide, de Zulime. C'est à présent la coquette punie qui va me donner des battements de cœur. Que faites vous cet été mes chers anges? J'ay peur qu'il n'y ait quelque voiage de Lyon. Je voudrais que vous vous bornassiez à celuy du bois de Boulogne et y causer avec vous. Mais il faut la permission de Louis 14. J'ay deux grands rois qui me retiennent. Je ne peux àprésent abandonner ny l'un ny l'autre. Je sens quel crime je commets contre l'amitié en vous préférant deux rois, mais quand on s'est imposé des devoirs on est forcé de les remplir. J'espère vous embrasser avant la fin de l'année, et je vous aimeray bien tendrement toute ma vie.

Mes respects à tous les anges.