à Potsdam 1eravril [1752]
Plus ange que jamais, puisque vous m'envoyez des critiques; je vous remercie tendrement, mon cher et respectable amy de votre lettre du 19 mars.
Vous avez enterré Rome avec honneur. Ne croyez pas que je veuille la resusciter par l'impression. Je la réserve pour l'année de M. le maréchal de Richelieu avec deux scènes nouvelles et bien des changements. C'est en se corrigeant qu'il faut profiter de sa victoire. Ce terrain de Rome était si ingrat, qu'il faut le cultiver encor après luy avoir fait porter à force d'art des fruits qui ont été goûtez. Le succez ne m'a rendu que plus sévère et plus laborieux. Il faut travailler jusqu'au dernier moment de sa vie et ne point imiter Racine, qui fut assez sot pour aimer mieux être un courtisan qu'un grand homme. Imitons Corneille, qui travailla toujours, et tâchons de faire de meilleurs ouvrages que ceux de sa vieillesse. Adelaide, ou le duc de Foix, ou les frères ennemis, comme vous voudrez l'apeller, est un ouvrage plus téâtral, que Rome sauvée. Le rôle de Lisois est peutêtre encor plus téâtral que celuy de Cesar. J'ay travaillé cette pièce avec soin, j'y retouche encor tous les jours, mais ce sera là qu'il faudra une conspiration bien secrette. Le public n'aime pas à aplaudir deux fois de suitte au même homme. Je ne veux pas donner cette pièce sous mon nom. Je sçai trop que le public donne des souflets après avoir donné des lauriers, défions nous de l'hidre à mille têtes.
Je suis bien loin mon cher ange de songer à faire imprimer sitost la guerre de 1741, mais je suis bien aise de ne perdre ny mon temps, ny le travail que j'avais presque achevé sur les mémoires du cabinet, ny le gré qu'on pourait me savoir de faire valoir ma nation sans flaterie. J'avais demandé à ma nièce un plan de la bataille de Fontenoy que j'ay laissé à Paris dans mes papiers, afin de mettre tout en ordre, et que cet ouvrage pût paraitre dans l'occasion ou pendant ma vie ou après ma mort. Il m'a paru d'ailleurs assez nécessaire qu'on sût que j'avais rempli ce qui était autrefois du devoir de ma place, et ce qui est toujours du devoir de mon cœur, de tâcher d'élever quelques petits monuments à la gloire de ma patrie. Je me hâte de travailler, de corriger, mais je ne me hâte point d'imprimer.
Je voudrais que le siècle de Louis 14 n'eût point encor vu le jour; et tout ce que je demande c'est que L'édition imparfaitte et fautive de Berlin n'entre point dans Paris. J'ay baucoup réformé cet ouvrage. Le catalogue des écrivains est fort augmenté. Mais voyez comme les sentimens sont différens! ce catalogue est ce que le président Henaut aime le mieux. Je vous suplie de faire les plus tendres remerciments pour moy à Monsieur le président de Meyniere et à Mrde Foncemagne. Ce dernier me permettra de luy représenter avec la déférence que je dois à ses lumières, et la reconnaissance que je dois à ses soins obligeants, que le siècle de Louis 14 est un espace de plus de cent années, commençant au cardinal de Richelieu; que si je retranchais les écrivains qui ont commencé à fleurir sous L. 13 il faudrait retrancher Corneille, que ces écrivains font honneur à ce siècle sans avoir été formez par Louis 14, que le Brun, le Notre, n'ont pas commencé à travailler pour ce monarque, que l'influence de ce beau siècle a tout préparé avant Louis 14 et tout fini sous luy, qu'il s'agit moins de la gloire de ce roy, que de celle de la nation; qu'à l'égard de Gacon et de Courtils etc. je n'en ay parlé que pour faire honte au père Niceron, et pour marquer la juste horreur que les Gacon, Roy, des Fontaines, Freron etc. doivent inspirer, qu'enfin ce catalogue raisonné est et sera très curieux, mais il faut attendre une édition meilleure, celle cy n'est qu'un essay. Hélas, on passe sa vie à essayer! J'essayeray cet été de venir embrasser mes anges.
Mille tendres respects à tous.
V.