1752-04-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Le duc de Foix vous fait mille compliments aussi bien que Mr son frère, ils voudraient bien que jevinsse à Paris vous les présenter, mais ils partent incessamment pour aller trouver madame Denis dans la malle du premier courier du nord. Vous les trouverez à peu près tels que vous les vouliez. Mais on s'apercevra toujours un peu qu'ils sont les enfans d'un vieillard. Si vous voulez les prendre sous votre protection tels qu'ils sont, empêchez surtout qu'on ne connaisse jamais leur père. Il faut absolument les traitter en avanturiers. Si on se doute de leur famille les pauvres gens sont perdus sans retour. Mais en passant pour les enfans de quelque jeune homme qui donne des espérances, ils feront fortune. Ce sera à vous et à madame Denis à vous charger entièrement de leur conduitte, et mademoiselle Clairon elle même ne doit pas être de la confidence. On me mande que L'on va redonner au téâtre le Catilina de Crebillon. Il serait plaisant que ce rinocérot eût du succez à la reprise. Ce serait la preuve la plus complette que les français sont retombez dans la barbarie. Nos sibarites deviennent tous les jours gots et vandales. Je laisse reposer Rome, et j'abandonne volontiers le champ de bataille aux soldats de Corbulon. Je m'occupe dans mes moments de loisir à rendre le stile de Rome aussi pur que celuy de Catilina est barbare et je ne me borne pas au stile. Puisque me voylà en train de faire ma confession générale, vous saurez que Louis 14 partage mon temps avec les romains et le duc de Foix. Je ne regarde que comme un essay, l'édition qu'on a faitte à Berlin du siècle de Louis 14. Elle ne me sert qu'à me procurer de tous côtez des remarques et des instructions; je ne les aurais jamais eues si je n'avais publié le livre. Je profite de tout, ainsi je passe ma vie à me corriger en vers et en prose. Mon loisir me permet tous ces travaux. Je n'ay rien à faire absolument auprès du roy de Prusse. Mes journées occupées par une étude agréable finissent par des soupers qui le sont davantage, et qui me rendent des forces pour le lendemain, et ma santé se rétablit par le régime. Nos repas sont de la plus grande frugalité, nos entretiens de la plus grande liberté, et avec tout cela je regrette tous les jours madame Denis et mes amis, et je compte bien les revoir avant la fin de l'année. J'ay écrità M. de Malzerbes que je le supliais très instament d'empêcher que L'édition du siècle de Louis 14 n'entrât dans Paris, parce que je ne trouve point cet ouvrage encor digne du monarque ny de la nation qui en est l'objet. J'ay prié ma nièce de joindre ses sollicitations aux miennes pour obtenir le contraire de tout ce que les auteurs désirent, la suppression de mon ouvrage. Vous me rendrez mon cher monsieur le plus grand service du monde en publiant autant que vous le pourez mes sentiments. Je n'ay pas le temps d'écrire aujourduy à ma nièce, la poste va partir. Ayez la bonté d'y suppléer en luy montrant ma lettre. S'il y a quelque chose de nouvau je vous prie de vouloir bien m'en faire part. Soyez persuadé de la tendre amitié et de la reconnaissance qui m'attachent à vous pour jamais.

V.