à Potsdam 5 septb [1752]
Vos bontez constantes me sont bien plus prétieuses monsieur que l'entousiasme passager d'un public presque toujours égaré qui condamne à tort et à travers, juge de tout et n'examine rien, dresse des statues et les brize pour vous en casser la tête.
C'est à vous plaire que je mets ma gloire.
Je n'aime de signal que celuy au quel je reviendray voir mes amis. A L'égard de celuy de Lisois, je pense qu'à la reprise on pourait hazarder ce qu'il a été très prudent de ne pas risquer aux premières représentations.
Ce n'est point le héros du nord qui m'empêche àprésent de venir vous faire ma cour, c'est Louis 14. Une nouvelle édition qu'on ne peut faire que sous mes yeux m'occupera encor six semaines pour le moins. J'ay eu de bons matériaux que je mets en œuvre. J'ay tiré de mon absense tout le party que je pouvais. Je suis assez comme qui vous savez. Mon royaume n'est pas de ce monde. Si j'étais resté à Paris, on aurait siflé Rome et le duc de Foix, la Sorbonne eût condamné le siècle de Louis 14, on m'aurait déféré au procureur général pour avoir dit que le parlement fit force sottises du temps de la fronde. Hué et persécuté je serais tombé malade et on m'aurait demandé un billet de confession. J'ay pris le party de renoncer à tous ces agréments, de me contenter des bontez d'un grand Roy, de la société d'un grand homme, et de la plus grande liberté dont on puisse jouir dans la plus belle retraitte du monde. Pendant ce temps là j'ay donné le temps à ceux qui me persécutaient à Paris de consumer leur mauvaise volonté devenue impuissante. Il y a des temps où il faut se soustraire à la multitude. paris est fort bon pour un homme comme vous Monsieur, qui porte un grand nom et qui le soutient, mais il faut qu'un pauvre diable d'homme de lettres qui a le malheur d'avoir de la réputation, succombe ou s'enfuye.
Si jamais ma mauvaise santé, qui me rendra bientôt inutile au roy de Prusse, me forçait de revenir m'établir en France, j'aimerais bien mieux y jouer le rôle d'un malade ignoré que d'un homme de lettres connu. Vos bontez et celles de vos amis y feraient ma principale consolation. Je me flatte que votre santé est rétablie. Pour moy je suis devenu bien vieux. Mon imagination et moy nous sommes décrépits. Il n'en est pas ainsi du sentiment. Celuy qui m'attache à vous et à vos amis n'a rien perdu de sa force. Il est aussi vif qu'inviolable.
J'envoye une nouvelle fournée de Rome sauvée. Je ne sçai si à la reprise la gravité romaine plaira à la galanterie parisienne.
Mille tendres respects.
V.