A Potsdam 11 juillet [1752]
Mon cher ange nous autres bons crétiens nous pouvons très bien supposer un crime à Mahomet, mais le parterre n'aime pas trop qu'une tragédie finisse par un miracle du fauxbourg St Medard.
Amélie finit plus heureusement et quoyque cette pièce ne soit pas de la force de Mahomet, elle peut avoir un baucoup plus grand succez parce qu'il n'y est question que d'amour. Il y a des ouvrages dont la faiblesse a fait la fortune, témoin Ines. Il ne suffit pas de bien faire, il faut faire au goust du public. Il est indubitable que le Kien doit jouer le duc de Foix, et mlle Clairon Amélie. Sans cela point de salut. Je n'ay jamais compris qu'il y eût de la difficulté dans l'annonce de cette pièce. Il me semble qu'on pourait la donner sans bruit et sans scandale pendant le voiage de Fontainebleau, en ameutant ce qu'on apelle la petite trouppe, ce qui est plustôt la bonne trouppe, en ne sonnant point l'allarme, et en ne prétendant point donner cet ouvrage comme une pièce nouvelle. Il y manque encor quelques vers que j'enverrai quand on voudra, mais pour l'extrait batistaire de Lisois, et pour la généalogie d'Amelie je crois qu'on peut très bien s'en passer. Mon cher ange j'avoue qu'il ne sied guères à un historiografe de passer sous silence ces points d'histoire, mais je m'imagine que ces détails ne serviraient de rien à la tragédie. Je ne les aurais pu placer que dans des tirades qui sont déjà un peu longues, et j'ay cru qu'ils refroidiraient l'action sans y porter une plus grande clarté. Amélie est une Dame du voisinage, Lisois un paladin, le duc de Foix de la race de Clovis. Le tout est un roman. Il ne s'agit que d'exprimer des sentiments vrais sous des noms feints. C'est une pièce de caractères, c'est Orgon, c'est Damis, c'est Isabelle. Plus on entrerait dans des détails historiques, plus on contredirait l'histoire.
Mon cher et respectable ami je suis plus inquiet de l'entreprise de ma nièce que de notre Amélie. Je suis un vieux gladiateur acoutumé à être condamné aux bêtes dans l'arène, mais je tremble de voir une femme qui veut tâter de ce combat. Peutêtre le public est il las des amazones et des Cénies. Peutêtre ne sera t'il pas toujours poli avec les dames. Ma nièce ne se trouve pas dans des circomstances aussi favorables que mesdes du Bocage et Grafigni. Elle a contre elle des caballes et de plus elle est ma nièce. Tout cela me fait trembler, et je vous avoue que pour rien au monde je ne voudrais me trouver là. La pièce peut réussir, il y a d'heureux détails, et si je ne m'aveugle pas ces seuls détails valent mieux que Cénie et les amazones, mais ils ne suffisent pas. Vous m'avez parlé à cœur ouvert, je vous parle de même. J'ay mandé à madame Denis que j'étais peu au fait du goust qui règne à présent, qu'elle devait consulter ceux qui fréquentent assiduement les spectacles, que c'était à eux de luy dire si la pièce était attachante, si les caractères étaient bien décidez et bien soutenus, si la coquette était assez coquette, si elle faisait un rôle principal dans les derniers actes, si Géronte, Cleon, Dorsan, étaient des personnages nécessaires, si chacun avait un but déterminé, si la suivante n'était pas un caractère équivoque, s'il y avait dans l'ouvrage de cette force comique nécessaire dans une comédie, et de cette espèce d'intérest nécessaire dans toutte pièce dramatique; si la froideur n'était pas à craindre; que je n'étais pas juge, parce que je suis partie trop intéressée, et que j'ay peu d'habitude du téâtre comique, et nulle connaissance de ce qui est à la mode; qu'elle devait consulter de vrais amis qui osassent dire la vérité. Voylà une partie de ce que je luy ay mandé; que pouvai-je de plus, dans la crainte de l'affliger, dans celle d'un mauvais succez et enfin dans celle de l'empêcher de se satisfaire et de donner un ouvrage qui peut réussir? Elle me parait entièrement déterminée à livrer bataille, elle a une confiance entière en mr d'Alembert. C'est un homme de baucoup d'esprit mais connait il assez le téâtre?
Cette extrême confiance en monsieur d'Alembert pourait bien d'ailleurs justifier un peu mon absense. Vous voyez si je vous ouvre mon cœur. Je suis extrêmement content de ma nièce, elle a agi pour mes intérêts avec une chaleur et une prudence qui me la rendent encor plus chère. Je souhaitte qu'elle réussisse pour elle comme pour moy, et en attendant je reste à Potsdam en philosofe, je presse la nouvelle édition du siècle de Louis 14, je mène une vie conforme à mon état d'homme de lettres, et convenable à ma mauvaise santé sans me mêler le moins du monde du métier de courtisan, n'ayant pas plus de devoirs à remplir que dans la rue Traversiere, et n'ayant si je meurs icy, aucun de billet de confession à présenter. Jamais ma vie n'a été plus douce et plus tranquile. Pour la rendre telle à Paris il faudrait renoncer entièrement aux belles lettres, car tant que je me mêleray d'imprimer j'auray les sots, les dévots, les auteurs à craindre; il y a tant d'épines, tant de dégoûts, d'humiliations, de chagrins attachez à ce misérable métier qu'à tout prendre il vaut mieux vivre tout doucement avec un roy. Mon cher ange si je vivais à Paris je voudrais n'y faire autre chose que donner à souper. Je feray certainement un voiage pour vous, ce ne sera pas pour l'évêque de Mirepoix, mais il faut attendre que L'édition du siècle soit achevée. Vous n'avez qu'une petite partie des changements. J'en fais tous les jours. Je ne veux revoir ma patrie qu'après avoir érigé un petit monument à sa gloire. J'espère qu'à la longue les honnêtes gens m'en sauront quelque gré. On poura dire, c'était dommage de tant honnir un homme qui n'a travaillé que pour l'honneur de son pays, et puis quand quelque bonne âme aura dit cela, que m'en reviendra t'il?
Mon cher ange vous me tiendrez lieu, vous et votre aimable société, de toutte une nation honnêtement ingratte. Vivre avec vous en bonne santé, ce serait le comble du bonheur. Ces deux biens là me manquent, et ce sont les seuls véritables. Les rois ne sont que des palliatifs. Mille tendres respects à tous les anges.
V.
D'Argens me persécute pour vous dire qu'il vous fait mille compliments. Il m'amuse baucoup icy.
Vous sentez bien mon cher et respectable ami qu'il y a quelques passages dans cette épître qui ne sont absolument que pour vous, et que le tout est bon à brûler.