à Sans-Souci 15 juillet [1752]
Sans Souci est le contraire de la plus part des grands, il est fort au dessus de son nom.
C'est de ce séjour magnifique et délicieux, où je suis logé comme un sibarite, où je vis comme un philosofe, et où je souffre comme un damné la moitié du jour selon ma triste coutume, que je vous écris mon cher Catilina. Je voudrais bien que vous eussiez le duché de Foix pour deux ou trois heures seulement. Comptez que je n'étais point un perfide quand je promettais de trois mois en trois mois de venir revoir à Paris des amis que j'aimerai toutte ma vie, et aux quels je pense toujours. Rome, Louis 14 et le roy de Prusse, voylà trois grands noms que je cite, et voylà mes raisons. Je suis dans la nécessité de corriger les feuilles de la nouvelle édition qu'on fait à Leipsick de siècle de Louis 14. Il n'y a pas moyen de laisser cette entreprise imparfaitte. Je ne pouvais imprimer à Paris un livre où je dis la vérité. Il fallait absolument ériger ce petit monument à la gloire de ma patrie, en me tenant éloigné d'elle. Je ne pouvais venir quand on jouait Rome sauvée; comment m'exposer ou au ridicule d'être siflé, ou à celuy d'avoir l'air de venir pour être aplaudi? Enfin comment quitter un roy qui me comble de bontez, un roy qui, baucoup plus jeune que moy, m'aprend à être philosofe, et comment le quitter surtout dans le temps que la plus part des prétendus philosofes qu'il a rassemblez autour de lui demandaient des congez les uns pour leur santé, les autres pour leur plaisir. La reconnaissance et la bienséance m'ont retenu. Vous dirai-je encor qu'il est assez sage de se tenir quelque temps éloigné de L'envie des gens de lettres, et des persécutions de certains fanatiques, qu'il y a des temps où une absense honorable est nécessaire et que virtutem incolumen odimus sublatam ex oculis quœrimus invidi.
Si vous voulez considérer ma situation, mes occupations, vous verrez mon cher marquis que je n'ay pas tort. Je viendrai vous voir sans doute mais laissez moy achever L'édition du siècle de Louis 14 à la quelle je fais chaque jour des changements considérables.
La coquette me tourne la tête. Je suis entre la crainte et l'espérance. Les choses charmantes dont elle est pleine me remplissent d'admiration. Je suis tout glorieux d'avoir une nièce qui soit un génie, mais le parterre, les caballes, les comédiens, et peutêtre le peu d'unité, le manque d'un dessein arrêté et par conséquent le défaut d'intérest qui pourait en résulter, me font trembler et m'empêchent de dormir. Que deviendra madame Denis, et que fera t'elle si une pièce dont deux pages valent mieux que baucoup de comédies qui ont réussi, ne réussit pourtant pas? les hommes sont ils assez justes pour sentir tout le mérite d'un tel ouvrage s'il n'avait qu'un succez médiocre? Pour moy il me semble que j'aurais bien du respect pour l'auteur quand même il aurait échoué. Esce que je m'aveugle? Comparez une scène de la coquette avec des ouvrages que je ne nomme pas, qui ont été si aplaudis, et que je n'ay jamais pu lire, comparez et jugez; mais il y avait un faux intérest dans ces pièces, un air d'intrigue qui les a soutenus, soit, mais je soutiendrai toujours qu'il y a cent fois plus de mérite à avoir fait la coquette. Je sçai bien que le mérite ne suffit pas, qu'il faut un mérite de téâtre, un mérite à la mode, aussi je tremble et je me tais.
Pour Amélie, cousine qui a le germain sur la coquette et qui n'a que cette supériorité: vous en ferez ce qui vous plaira, mes seigneurs et maitres. Et voicy en attendant quelques légers changements que vous trouverez dans la page cy jointe. Mais ne vous flattez pas que je puisse fourer vingt vers de tendresse dans une scène où les deux amants sont d'acord. Cela n'est bon que quand on se querelle, vous aurez beau me dire comme mylord Peterbourough à melle Le Couvreur, allons qu'on me montre baucoup d'amour et baucoup d'esprit. Il n'y aurait que de L'amour et de l'esprit perdu dans une scène qui n'est que d'exposition, qui n'est que préparatoire, et où les deux parties sont du même avis. Il ne faut jamais prétendre à mettre dans les choses ce que la nature n'y met pas. Voylà une étrange maxime, mais en fait d'arts elle est vraye. Ce serait encor du temps perdu de faire la généalogie d'Amelie. Elle descend de seigneurs du pays, fidèles à leurs rois. Elle le dit, c'en est assez. Le reste serait une longueur inutile. Il s'agit d'un temps où l'on ne connaît personne. C'est là qu'il faut éviter tout détail étranger à L'action. En voylà trop sur ce pauvre ouvrage qui ne vaudra qu'autant que vous le ferez valoir. Je vous en laisse absolument le maitre, et je vous renouvelle les assurances du plus tendre attachement.
V.