Une comédie, après une comédie, de la géométrie, après la géométrie, la philosophie de Neuton, aumilieu de tout cela des maladies, et avec les maladies des persécutions plus cruelles que la fièvre, voylà mon cher ami, semper amate semper honorate, ce qui m'a empêché de vous écrire.
Ou n'être point avec moy, ou travailler ou soufrir, a été sans discontinuer, ma destinée. Nous avons envoyé Les vers sur Neuton au philosophe Formont, et j'envoye au délicat, au charmant Cidevile L'enfant prodigue. Ce n'est pas que vous ne soyez philosophe, et que m^r Formont ne soit homme de belles lettres. Il vous a fait part de notre neutonique; et vous luy communiquerez notre enfant. Je me fais un plaisir d'autant plus sensible de vous l'envoyer, que c'est encore un secret pour le public. On doute que cet enfant soit de moy, mais je n'ay point pour vous de secrets de famille. Vous jugerez s'il a un peu l'air de son père. J'ay fait cet enfant pour répondre à une partie des impertinentes épîtres de Roussau, où cet auteur des ayeux chimériques et des plus mauvaises pièces de téâtre que nous ayons, ose donner des règles sur la comédie. J'ay voulu faire voir à ce docteur flamand, que la comédie pouvoit très bien réunir L'intéressant et le plaisant. Le pauvre homme n'a jamais connu ny l'un ny l'autre par ce que les méchants ne sont jamais ny guais ny tendres. Ce petit essay m'a assez réussi. La pièce a été jouée vingt deux fois et n'a été interrompue, que par la maladie d'une actrice. Mais je ne la feray imprimer qu'après meure délibération. J'ay envoyé à m^r Dargental le manuscript. Il vous le fera tenir. M^r et m^elle Linant vous assurent de leurs respects, et ils auroient dû vous parler toujours sur ce ton. Je crois qu'ils sont l'un et l'autre dans la seule maison et dans la seule place, où ils pussent être. L'extrême paresse de corps et d'esprit est L'apanage de cette famille. Avec cela on meurt partout de faim. C'est un talent sûr pour manquer de tout. Vous riez aparemment quand vous luy conseillez de faire des tragédies. Il y a quatre ans que vous devez vous apercevoir qu'il n'est bon qu'à faire du chile. Il a de l'esprit, mais un esprit inutile à luy et aux autres. J'ay fait ce que j'ay pu pour le frère et la sœur, mais je ne m'aveugle pas en leur faisant du bien, et je vois Linant de trop près pour ne vous pas assurer qu'il ne fera jamais rien.

Eh bien mon cher amy, vous coupez donc des forêts, vous abatez ces arbres que vous avez inscrustez de C, et de toutes les autres lettres de l'alphabet, car vous avez mêlé plus d'un chifre avec le vôtre, tantôt c'est Cloé, tantôt c'est Licoris ou Glicere qui a eu le cœur de l'Horace de Rouen. Vous songez donc maintenant à vous arondir. Mais quand vous aurez fait tous vos contracts, et quand vous serez las de votre maîtresse, il faut venir voir l'héroine et le palais de Cirey, nous cacherons les compas, et les quarts de cercle, et nous vous ofrirons des fleurs.

Je vous ay parlé de persécutions dans ma lettre. Savez vous bien que Le mondain a été traité d'ouvrage scandaleux, et vous douteriez vous qu'on eût osé prendre ce misérable prétexte pour m'acabler encore? Dans quel siècle, vivons nous! et après quel siècle! Faire à un homme un crime d'avoir dit qu'Adam avoit les ongles longs, et traiter cela sérieusement d'hérésie! Je vous avoue que je suis outré, et qu'il faut que L'amitié soit bien puissante sur mon cœur pour que je n'aille pas chercher plus loin une retraitte à L'exemple des Descartes et des Bailes. Jamais l'hipocrisie n'a plus infecté les Espagnols et les Italiens. Il s'est élevé contre moy une cabale qui a juré ma perte, et pourquoy? par ce que j'ay fait la Henriade, Charles 12, Alzire, parce que j'ay travaillé vingt ans à donner du plaisir à mes compatriotes.

Adieu mon cher et respectable amy. Embrassez pour moy m^r de Formont. Emilie vous fait mille sincères compliments.

ce 8 [X^bre 1736]