à Potsdam 11 décembre [1750]

Me voylà toujours Sancho Pansa dans mon isle, après avoir été Chiampot la perruque parfois.
Mes divins anges comment voulez vous que je me mette en chemin avec ma chétive santé, et que je sorte du coin du feu pour m'embourber dans la Westphalie? Je m'étois cru capable de revenir au mois de janvier. Vous me faisiez oublier mon âge, ma faiblesse, et enfin le roy de Prusse luy même, mais quand il s'agit de s'empaqueter par ce temps cy, pour faire trois cent lieues, quand on va avoir de beaux opera italiens, quand ce grand roy a encor un peu besoin de moy, Lors qu'enfin la ridicule et désagréable avanture de ce maudit Bacular demande absolument ma présence, ne me pardonnerez vous pas de rester encor un peu? Mes anges, pardon, je ne peux m'en dispenser, mille raisons m'y forcent. Mais ô mes anges, Belzebut auroit il un plus damné projet que celuy de faire jouer Rome sauvée à présent, et de me livrer à la rage de la malice et de L'envie? Le public a été pour moy quand Boyer, l'ancien âne de Mirepoix, me persécutoit, quand il avoit avec l'eunuque Bagoas l'insolence et le crédit de m'exclure de l'académie, mais àprésent qu'on me croit heureux tout est devenu Boyer. Mon éloignement ramèneroit les esprits si c'étoit un exil, mais on me regarde comme un homme piqué, comblé d'honneurs et de biens, et on voudroit me faire entendre les siflets de Paris dans le cabinet du roy de Prusse. Je suis né plus impatient que vous, et cependant j'ay icy plus de patience. Je sais attendre, et je vois évidemment que jamais je n'ay eu plus de besoin d'être un petit Fabius cunctator. Si on pouvoit me rendre un vrai service, ce seroit de faire jouer Sémiramis et Oreste. On va bien les représenter icy. Pourquoy leur préfèreroit on à Paris le comte d'Essex et je ne sçais combien de plats ouvrages qui sont en possession d'être jouez et d'être méprisez?

Cependant dites moy si m^r Maboul ce savant homme, est encor à la tête de la littérature? quel fortuné mortel a les sceaux? quel autre est à la tête des loix, ou du moins de ce qu'on appelle de ce beau nom? Il y a un an que je plaide par humeur en France contre un coquin qui s'est avisé de vouloir être jugé à la prévôté du Louvre sous prétexte que j'étois de la maison du roy. J'ay voulu le remettre dans les règles, le renvoyer à son juge naturel et ce beau règlement de juges n'a pu encor être fait. Si pareille chose arrivoit icy, le magistrat qui en seroit coupable, seroit sévèrement puni, car le roy a dit de luy même

En effet il est tout cela, et tout va bien, et on est heureux. Salomon étoit un pauvre homme en comparaison de luy. Il ne luy manque que de connaitre un peu plustôt ses Bacular. Je vous remercie mon cher et respectable amy de la lettre que vous m'avez écritte sur ce malheureux polisson correspondant de Fréron. Et on soufre des Frérons! et ils sont protégez! et on veut que je revienne! Virtutem incolumem odimus sublatam ex oculis quærimus invidi. On a tant fait à force d'équité et de bonté qu'on m'a chassé de mon pays. Les orages m'ont conduit dans un port tranquille et glorieux, je ne le quitteray absolument que pour vous.

V.