à Potsdam ce 14 novbre [1750]
Chiampot la perruque a été fidèle à sa destinée, et il est juste qu'il vous dise que les petits garçons courent toujours après luy.
Vous saurez mon cher ange que j'ay eü le malheur d'inspirer à mon élève Darnaud la plus noble jalousie. Cet illustre rival étoit arrivé icy recommandé par le Sage Dargens et attendu comme celuy qui consoloit Paris de ma décadence. Il arriva donc par le coche tout seul de sa bande, et se donna pour un seigneur qui avoit perdu sur les chemins ses titres de noblesse, ses poésies et les portraits de ses maitresses, le tout enfermé dans un bonnet de nuit.
Il fut un peu fâché de n'avoir que quatre mille huit cent livres d'apointements, de ne point souper avec le roy, de ne point coucher avec les filles d'honneur, et enfin quand il me vit arrivé il fut désespéré, quoy qu'en vérité je n'aye pas plus les bonnes grâces des filles d'honneur que luy. Mais le roy me traite avec des bontez distinguées, mais Rome sauvée a été très bien reçue, et sont mauvais riche assez mal. Il a fait de mauvais vers pour des filles, et comme Les gazetiers qui ont du goust les avoient imprimez comme de beaux vers de ma façon adressez à la princesse Amelie, quel party a pris mon Bacular Darnaud? Mon Bacular a voulu aussi désavouer une mauvaise préface qu'il avoit voulu mettre au devant d'une mauvaise édition qu'on a faitte à Rouen de mes ouvrages. Il ne savoit pas que j'avois expressément deffendu qu'on fit usage de cette rapsodie dont par parenteze, j'ay l'original écrit et signé de sa main. Il s'adresse donc à mon cher amy Fréron, il luy mande que je l'ay perdu à la cour, que j'ay mis en usage une politique profonde pour le perdre dans l'esprit du roy, que j'ay ajouté à sa préface des choses horribles contre la France, et qu'en un mot, il prie l'illustre Freron d'annoncer au public qui a les yeux sur Bacular, qu'il se lave les mains de cet ouvrage. Les regratiers de nouvelles littéraires qui écrivent icy les sottises de Paris, mandent ce beau désaveu. Par hazard le roy avoit vu une ancienne épreuve de cette belle préface, il l'a relue, et il a vu qu'il n'y avoit pas un seul mot contre la France, que par conséquent Bacular est un peu menteur: il a été un peu couroucé du procédé, et il avoit quelque envie de renvoier ce beau fils comme il étoit venu. J'ay cru qu'il étoit des règles du téâtre de parler en sa faveur, et des règles de prudence de ne faire aucun éclat. Bacular Darnaud ne sait point que son petit crime est découvert; je le mets à son aise, je ne luy parle de rien. Cependant le roy veut être instruit, il veut savoir s'il est vray que Darnaud ait écrit à Fréron que je l'avois desservi dans l'esprit de sa majesté, etc. Il est bien aise d'être au fait. On m'a mandé cependant que cette affaire avoit fait du bruit à Paris, que M. Berrier avoit voulu voir la lettre de Darnaud à Freron, que cette lettre étoit publique. Franchement vous me rendrez mon cher ange un service essentiel, en me mettant au fait de toutte cette impertinence, et savez vous bien quel service vous me rendrez? celuy de me procurer plutôt le bonheur de vous embrasser, car je ne puis partir d'icy que cette affaire ne soit éclaircie. Vous me direz, voylà ces épines que j'avois prédites, pourquoy aller chercher des tracasseries à Berlin, n'en aviez vous pas assez à Paris, que ne laissiez vous Bacular briller seul sur les bords de la Sprée? Mais mon cher amy pouvoi-je deviner qu'un homme que j'ay élevé et qui me doit tout me jouast un tour si perfide? Qu'on mette au bout du monde deux autheurs, deux femmes ou deux dévots il y en aura qui fera quelque niche à l'autre. L'espèce humaine étant faitte ainsi, il n'y a d'autre party à prendre que celuy de se tirer d'affaire, le plus prudemment et le plus honnêtement qu'il se poura. Je vous supplie donc de me mander tout ce que vous savez. Ne pouroit on pas avoir une copie de la lettre de Darnaud à Fréron? Je ne dis pas de la lettre contenue dans les feuilles freroniques dans laquelle Darnaud désavoue la préface en question, je parle de la lettre particulière dans la quelle il se déchaine, lettre que Freron aura sans doute communiquée.
A L'égard de cette préface que j'ay proscritte il y a longtemps j'ignore si le libraire de Rouen m'a tenu parole. J'ay fait ce que j'ay pu, mais à trois cent lieues on court risque d'être mal servi. Je voudrois que la préface et l'édition et Darnaud fussent à tous les diables. Je vous demande très humblement pardon surtout de vous entretenir de ces niaiseries, mais ne me sui-je pas fait un devoir de vous rendre toujours compte de ma conduitte et de mes petites peines? Chacun a les siennes, rois, bergers et moutons. J'attends tout de votre amitié. Communiquez ma lettre au coadjuteur qui est si paresseux d'écrire, et qui ne l'est jamais d'être bienfaisant.
J'ay montré déjà plusieurs de vos lettres au roy. Ecrivez m'en une je vous en prie qui fasse sentir toute l'horreur et toute l'ingrate perfidie de Darnaud, et qui fasse bien voir combien il seroit affreux qu'ayant tout quitté pour le roy je fusse sacrifié à un pareil polisson. Bonsoir, pardon.
V.
J'écris à mr Berrier, je luy envoye cette préface afin qu'il soit convaincu par ses yeux de l'imposture, qu'il impose silence à Freron, ou qu'il l'oblige à se rétracter.
Au reste nous avons encor joué Rome Sauvée, et je vous jure qu'elle n'a jamais fait tant d'effet. Mademoiselle Soulé, refusée à Paris, est devenue une très bonne actrice. Il falloit luy laisser le temps de se former.