à Potsdam ce 17 novembre 1750
Les bontez monsieur que vous avez eues pour Darnaud et l'estime véritable que vous m'avez toujours inspirée, m'autorisent à vous informer du malheur que ce pauvre garçon s'est attiré par sa mauvaise conduitte.
Il ne tenoit qu'à luy de jouir icy d'un sort heureux au quel il n'auroit jamais dû prétendre, et qu'il devoit en partie à mes soins. Le roy luy donnoit cinq mille francs de pension, et s'il avoit été sage, il étoit sûr d'une plus grande fortune. Sa majesté le regardoit comme mon élève, et vous savez que je luy avois servi longtemps de père. Jugez monsieur quelle a été mon affliction quand je l'ay vu se couvrir icy de ridicules et d'opprobre, soulever contre luy toutte la nation, faire des dettes, se donner pour un homme de qualité, se plaindre de ne pas souper avec le roy, et couronner enfin tant d'impertinences par les perfidies les plus atroces. Il a forcé le roy à prendre la résolution de le chasser. Il pouvoit encor éviter sa disgrâce, en demandant pardon, en se corrigeant. Mais l'extravagante vanité qui le domine l'a poussé au précipice. Je suis désespéré qu'un homme que nous avions aimé tous deux s'en soit rendu si indigne. Je sçais qu'il a écrit contre moy dans sa fureur des calomnies absurdes, j'en ay la preuve, et j'ay en même temps les preuves qui manifestent son imposture. Il est douloureux pour moy, et sans doute pour vous monsieur, dont la probité et les mœurs aimables sont si connues, que ce soit encor un de vos commensaux qui soit de moitié de touttes ces infamies. C'est le sr Fréron à qui Darnaud s'est adressé pour répandre dans le public ces calomnies dont je me plains. Je me flatte que vous savez à quoy vous en tenir, et que vous vous êtes assez aperçu qu'il n'y a que des hommes sages et aprouvez du public qui méritent d'être de vos amis. Si Freron aproche encor de vous, il est d'un cœur aussi généreux que le vôtre de luy remontrer quel détestable employ c'est de ne se servir de son esprit que pour tâcher de nuire à ses compatriotes, pour se faire de guaité de cœur une foule d'ennemis qui tôt ou tard est à craindre, combien il est avilissant pour les belles lettres d'amuser un public malin de querelles misérables dont personne n'a que faire, que par là on se ferme touttes les portes, qu'on passe sa vie à faire du mal et à en essuier, et qu'on se prépare des repentirs bien cuisants. Vous guérissez monsieur des maladies qui sont moins cruelles et moins dangereuses que celles là. Mais il est plus difficile de guérir les âmes que les corps.
Ce n'est que l'amour des lettres (que je voudrois qui fussent plus respectées) qui me fait parler ainsi. Je ne lis aucune des misérables brochures dont on dit que Paris est inondé. Je jouis du loisir le plus honorable auprès d'un des plus grands hommes de la terre. Il me comble d'honneurs et de biens. Mais dans mon bonheur je songe toujours aux malheureux.
J'ay l'honneur d'être avec le dévouement le plus sincère
monsieur,
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire chambellan du roy de Prusse