à Potsdam 22 juillet [1752]
Mon cher ange on m'a mandé que vos volontez célestes étaient que L'on représentât incessamment cette Amelie que vous aimez, et qu'on m'exposast encor aux bêtes dans le cirque de Paris.
Votre volonté soit faitte au parterre comme au ciel. J'ay envoyé sur le champ à mr de Tibouville, L'un des juges de votre comité, à qui madame Denis a remis la pièce, quelques petits vers à coudre au reste de l'étoffe. Il ne faut pas en demander baucoup à un homme tout absorbé dans la prose de Louis 14 et entouré d'éditions comme vos grand-chambriers le sont de sacs. Je ne sçais pas encore quel parti prend ma nièce sur sa coquette. Apparemment qu'elle veut attendre; vous ne doutez pas que je n'eusse la politesse de luy céder le pas.
J'attends demain de ses nouvelles. Je tremble toujours pour elle et pour moy. Un oncle et une nièce qui donnent à la fois des pièces de téâtre, donnent L'idée d'une étrange famille. Dancour n'a t'il pas fait la Famille extravagante? On La donnera probablement pour petite pièce. Heureusement vos prêtres sont plus fous que nous, et leur folie n'est pas si agréable. Mais vos gredins du Parnasse sont de grands malheureux. On ôte à Freron le droit qu'il s'était arrogé de vendre Les poisons de la boutique de L'abbé Desfontaines. Je demande sa grâce à M. de Malzerbe et le scélérat pour récompense fait contre moy des vers scandaleux qui ne valent rien. Mes anges si Amelie réussissait après le petit succez de Rome sauvée, moy présent, les gens de lettres me lapideraient ou bien ils me donneraient à brûler aux dévots et allumeraient le bûcher avec les siflets qu'ils n'auraient pu emploier. Il faut vivre à Paris riche et obscur, avec des amis, mais être à Paris en butte au public! J'aimerais mieux être une lanterne des rues exposée au vent et à la grêle. Pardon mes anges mais quelquefois je songe à tout ce que j'ay essuié, et je conclus que si j'avais un fils qui dût éprouver les mêmes traverses je luy tordrais le cou par tendresse paternelle.
Je vous ay parlé encor plus à cœur ouvert dans ma dernière lettre mon cher et respectable ami. Je ne vous ay jamais donné une plus grande preuve d'une confiance sans bornes. Je mérite que vous en ayez en moy.
Je serois bien affligé si la coquette recevait un affront. Je me consolerais plus aisément de la disgrâce d'Amelie et du duc de Foix. Il y a d'autres événements sur les quels il faudrait prendre son party. Voulez vous voir toutte ma situation, et tous mes sentiments? J'aime passionément mes amis, je crains Paris: et le repos est nécessaire à ma santé et à mon âge. Je voudrais vous embrasser et je suis retenu par mille chaînes jusqu'au mois d'octobre. On m'assure positivement que le siècle sera fini dans ce temps là, et que je pouray faire un petit voiage pour vous aller trouver. Cette idée me console. La vie est bien courte. Tout est ou vanité ou peine. L'amitié seule remplit le cœur. Mon cher ange conservez moy cette amitié prétieuse qui fait le charme de la vie. Quelque chose qu'on puisse penser de moy à la cour et à la ville, que les uns me blâment, que les autres regrettent leur victime échapée, que les gredins m'envient, que les fanatiques m'excomunient, aimez moy et je suis heureux. Je vous embrasse tendrement.
V.