1752-06-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange me voylà plus que jamais dans l'istrionage.
J'envoye Amélie à Paris, et je reçois la coquette punie. Cette coquette me tient bien plus à cœur que L'autre, je sens qu'on aime mieux quelquefois son petit fils que son propre enfant. Je n'ose donner de conseil à ma nièce que je regarde comme ma fille. Je crains de la priver d'un succez et d'affliger sa passion, si je luy conseille de ne pas donner un ouvrage sur le quel elle est piquée, et qui luy a tant coûté. Je crains encor plus de L'exposer à une chutte ou à une réception froide qui vaut une chutte. Je ne sçai point d'ailleurs quel est le goust de Paris où tout est mode. Je me voi dans la nécessité de suspendre mon jugement. Peutêtre j'entrevois ce qu'on pourait faire pour rendre cet ouvrage soutenu, attachant et comique, mais peutêtre aussi que j'entrevois mal. D'ailleurs on ne fait point passer ses propres idées dans une autre tête. On part d'un principe, l'auteur est parti d'un autre au quel il se tient. De grands changements coûtent beaucoup, de petits servent à peu de chose, ainsi je me vois tout aussi embarassé dans ma critique que dans le conseil qu'on me demande pour donner la pièce ou ne la pas donner. Tout ce que je sai c'est que des pièces qui ne valent pas une tirade de cellecy, ont eu de grands succez, et cela même ne prouve encor rien. Un détestable ouvrage peut réussir, un bien moins mauvais peut tomber. La décision d'un procez et le guain d'une bataille ne sont pas plus incertains. Il n'y a pas grand mal qu'un vieux soldat comme moy soit battu mais je ne voudrais pas que ma nièce se fit battre. Je luy ay adressé, non pas Adelaide, non pas le duc d'Alençon, mais Amelie, et pourquoy Amelie? pourquoy des maires du palais au lieu de Charles 7, et des maures au lieu d'anglais? Il costume mon cher ange, il costume lo vuolé cosi.

On s'est assez révolté qu'un prince du sang ait voulu assassiner son frère pour une fille, et que j'aye donné un frère à ce prince qui n'en avait pas. L'histoire de Charles sept est trop connue. Jamais on ne se prêterait à une avanture si contraire aux faits, et si éloignée de nos mœurs. On pensera comme on a pensé et on dira incredulis odi. Peut on combattre l'expérience? Ce serait s'aveugler pour se jetter dans le précipice. Mais comment faire pour donner cet ouvrage? Comme on voudra, comme on poura, surtout n'en point parler. La grande affaire est que L'ouvrage soit bon et bien joué, le reste est très indiférent.

Mon cher ange j'irais plutôt vous trouver à Lyon que de vous faire retourner de Lyon à Paris. Vous pénétrez mon cœur, mais àprésent il n'y a ny Lyon ny Paris pour moy. Il n'y a que Potsdam. C'est le rendez vous de mes trouppes, c'est de là que je dirige la nouvelle édition qu'on fait du siècle, édition que je ne peux abandonner, et qui seule peut faire oublier les trois malheureuses éditions qui viennent de paraître en trois mois de temps dans le pays étranger. Ces trois là sont assez bonnes pour le reste de l'Europe, mais non pour la France. Je me suis trompé sur trop de faits, j'ay trop fait de péchez d'omission et de commission. Ma nouvelle édition est ma pénitence. Il faut me la laisser faire. Je prends les eaux, je me baigne, je me meurs, et tout cela veut qu'on soit sédentaire. Comment va l'Iphigénie Heraclide? la Duménil est elle guérie de son coup de pincettes? On dit que Granval est devenu grand buveur et mauvais acteur, et que La Dumenil aime passionnément le vin et Grandval. L'un l'enivre, l'autre la bat. Ses passions sont malheureuses. Apropos faudra t'il que j'envoye un billet de confession au curé de St Roch? Mon cher ange notre curé de Potsdam c'est le roy. Il y a plaisir à mourir Là. Il y a deux ans que je n'ay aperçu de prêtre. Ils n'entrent jamais dans le châtau. Pauvres gens du midy aprenez à vivre. Pourquoy faut il qu'il n'y ait de raison que dans le nord?

Tous mes anges, je baise le bout de vos ailes.

V.