1751-09-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous voyez ce qu'il m'en coûte pour trouver grâce devant vous.
J'ay déjà envoyé à madame Denis trois feuilles du siècle de Louis 14. Je ne crois pas qu'elles réussissent auprès d'un certain homme de baucoup d'esprit à qui j'ay grande envie de plaire. Louis 14 est sa bête et il me semble que j'en ay fait un bien grand homme dans l'administration intérieure de son état. Je ne crois pas d'ailleurs qu'on puisse m'accuser d'avoir élevé le siècle passé aux dépends du siècle présent, mais enfin quiconque écrit, et surtout sur des matières si délicates, a tout à craindre. Vous savez qu'on s'avisa de saisir Le premier chapitre de cette histoire quand je le donnay pour essaier le goust du public. Il n'y a peutêtre jamais eü de persécution si injuste et si ridicule; c'est aujourduy ce même chapitre qui a donné, j'ose le dire, à toutte l'Europe L'envie de voir le reste. J'ay réfléchi trop tard sur l'acharnement de l'envie qui voudrait exterminer un citoyen par ce qu'il est le seul qui ait donné à sa patrie un poème épique, et qu'il a réussi dans d'autres ouvrages qui ont plu à cette même patrie, et cette lâche envie ne se borne pas aux gens de lettres, elle s'étend aux plus indiférents. Le français est de tous les peuples celuy qui se plait le plus à écrazer ceux qui le servent en quelque genre que ce puisse être. Vous savez tout ce que j'ay essuié. Si j'étais resté plus longtemps à Paris, on m'y aurait fait mourir de chagrin. Certainement il n'y avait pour moy d'autre party à prendre que de m'enfuir au plus vite. Ce party est cruel pour un cœur aussi sensible à l'amitié que le mien, mais comptez que j'ay bien fait de le prendre. Dieu veuille que les caballes ne subsistent plus, et qu'on ne se déchaine pas contre Rome sauvée et contre l'histoire du siècle. J'enverray incessamment à madame Denis le premier tome tout entier. Je vous donneray encor Adelaide toutte refondue. Il n'était pas praticable de faire un parricide d'un prince du sang, connu. Quodcumque ostendis mihi sic incredulus odi. J'ay transporté la scène dans des temps plus reculez, qui laissent un champ plus libre à l'invention. La peinture des maires du palais, et des maures qui ravageoient alors la France vaudra bien Charles 7 et les anglais. Dumoins mon cher amy je répare autant que je peux mon absense par de fréquents hommages. J'aurais moins travaillé à Paris. Adieu, je vous recommande Rome et mon siècle. Votre amitié, votre zèle et mon éloignement sont baucoup. Je me flatte que vous engagerez fortement mr de Richelieu dans votre party. Je n'ay plus le temps d'écrire à ma nièce cet ordinaire, la poste va partir. Montrez luy mal lettre, qui est pour elle comme pour vous. Ma santé est bien mauvaise, mais je travailleray jusqu'au dernier moment à mériter votre amitié et votre suffrage. Je me recommande aux bontez de toutte votre société. Je prie ma nièce de me faire réponse sur tous les petits articles qu'elle a peut-être oubliez en faveur de Rome et de la Mecque qui L'occupent. Adieu, comptez que vous n'avez jamais été aimé si tendrement à Paris que vous l'êtes à trois cent lieues.

V.