1744-06-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J'ai reçu monseigneur les opinions de mes juges qui à peu de chose près justifient ma manière de penser.
Vous m'avez donné une terrible besogne. J'aurois mieux aimé faire une tragédie qu'un ouvrage dans le goust de celuy cy. La difficulté est presque insurmontable, mais je me flatte qu'à la fin mon zèle me sauvera. Voicy un prologue que la prise de Menin m'a inspiré. Il me paroît qu'il embrasse assez naturellement le sujet de vos victoires, et celuy du mariage. Peutêtre l'envie de vous servir m'aveugle, mais il me paroît que Mars et Venus viennent assez à propos, et que l'arbre chargé de trophées dont les ramaux se réunissent, fournit un des heureux corps de devise qu'on ait jamais vus.

Je n'ay qu'une certaine portion de talent, et je vous avoue que j'ay mis dans ce prologue tout ce que la nature du sujet fournit à ma très faible capacité. J'en envoye un double à mes juges. Qu'ils prennent garde que souvent il meglio, e L'inimico del bene. Les divertissements du premier acte ne peuvent devenir que plus mauvais sous ma main, et si le spectacle de ce premier acte tel qu'il est, ne fait pas un grand effet, je suis l'homme du monde le plus trompé.

Voyez donc monseigneur si vous voulez que j'envoye à Ramau ce prologue et ces fêtes du premier acte, tandis que je travailleray au reste.

Ce reste est extrêmement difficile encor une fois, parce que vous avez ordonné l'alliage des métaux. J'y travaille comme un homme qui veut vous plaire, mais croyez moy sur le prologue et sur les fêtes du 1er acte. Ce ne sont pas des morceaux qui flattent assez mon amour propre pour m'aveugler. Il n'y a icy d'autre gloire pour moy que celle de vous obéir. Le grand point est que je vous fournisse un spectacle brillant et plein d'agréments, qui fasse honneur à votre magnificence, et à votre goust, et je vous réponds que tout cela se trouve dans le prologue et dans le 1er acte. Je ne parle que du tableau. Il est aisé de se le représenter. Y a t'il rien de plus contrasté et de plus magnifique? j'ose dire de plus neuf? Où trouvera t'on une femme persécutée, arrêtée par des fêtes à touttes les portes par où elle veut sortir? Songez bien que je ne prends le party que de ce tablau, que je soutiens devoir faire un effet charmant. Croyez en l'expérience que j'ay du téâtre. J'abandonne tout, mon stile, mes scènes, mes caractères, j'insiste sur ces deux divertissements, dont je peux parler sans faire l'auteur. Enfin je crois voir cela très clair, et enfin il faut prendre un party. Rameau presse. Je travailleray nuit et jour pour vous, mais encouragez moy un peu, et fiez vous un peu à qui vous aime et vous respecte si tendrement.