1744-09-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental. [Elicom]

ce 18 [September 1744] à Champ

Vraiment madame votre idée est très bonne.
En vous remerciant de vos belles inspirations, je tâcheray d'en faire usage. Ne croyez pourtant point qu'au temps de Pierre le cruel il n'y eut point de barons. Toute l'Europe en étoit pleine, et il y a toujours eu des barons ridicules.

Si la platitude des vers du janséniste Racine a réussy à la cour, il est clair que des vers d'un ton agréable doivent y être mal reçus.

En vain Boylau a recommandé de passer du grave au doux, du plaisant au sévère. C'est à la vérité la seule manière de se faire lire dans des ouvrages détachez, dans des épîtres, dans des discours en vers. Ce genre de poésie a besoin de sel pour n'être pas fade, c'est pourquoy je ne reviens pas d'étonnement que M^r Dargental condamne ces vers:

Et le vieux nouveliste, une canne à la main,

Trace au palais royal Ypres, Furne, et Menin.

Si vous n'aimez pas ces peintures, vous ne pouvez aimer la poésie. Il n'y a que ces images qui la soutiennent. Boyleau n'est lu que parce que ses ouvrages sont pleins de ces portraits vrais, plaisants, familiers, qui éguaient le ton sérieux, et en varient l'insuportable monotonie. Prenez garde qu'un peu trop de goust pour l'uniformité du sentiment ne vous écarte des idées qui firent fleurir les lettres il y a quatrevingt ans. Vous ne voulez point de comique dans les comédies, vous ne voulez point d'images guaies dans les épîtres. Gare l'ennuy, gare le néant.

Il faut jetter le pastor fido dans le feu si ces vers cy ne valent rien,

J'en crois assez votre rougeur,

C'est de nos sentiments le premier témoignage.

C'est l'interprète de l'honneur.

Cet honneur, attaqué dans le fonds de mon cœur,

S'en indigne sur mon visage.

Je conviens que la scène du duc de Foix et de Sancette n'est pas encor aussi bien écrite qu'elle doit l'être; elle n'est pas coloriée; mais le tablau me paroît très bien dessiné, et je défie qu'on leur fasse dire autre chose que ce qu'ils disent. A l'égard des autres détails, il y en a une grande partie sur les quels je passe condamnation, mais soit que je me soumette à vos jugements, soit que j'aye la témérité de demander une révision, je suis également plein de reconnaissance et de la plus respectueuse tendresse pour tous mes anges.

Mais tâchez donc que madame de Tensin écrive à M^r de Richelieu qu'il faut seigner Rameau et le mettre au bouillon.

Portez vous bien mon cher et respectable amy. J'ay grande envie de vous embrasser. mad^e du Chatelet vous fait les plus tendres complimens.