1744-08-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois dans ce moment mon adorable ange, vos nouvelles critiques, c'est à dire vos nouvelles bontez.
Je sens plus que jamais qu'il faudroit être à Paris pour se concerter. Songez qu'il n'y a pas encor trois mois que j'ay entrepris un ouvrage extrêmement difficile, et qui demanderoit plus de six mois d'un travail continu, pour être tolérable. Je n'ay jamais travaillé aux divertissements qu'à regret, et à la hâte, ne pouvant les bien faire que quand la pièce achevée me laissera de la liberté dans l'esprit. J'ay travaillé si rapidement à tous ces divertissements que j'ay pris, je ne sçais comment, Neptune pour Jupiter. Pourquoi donc avez vous donné ce divertissement à Ramau? Je sens bien que Mr de Richelieu voudroit une répétition des divertissements avant son départ pour l'Espagne, mais s'il veut tout précipiter, il gâtera tout. Il a déjà fait assez de tort à la pièce en me forçant d'en faire le plan en un jour chez luy à Versailles, et d'y mettre une espèce de Jodelet dont vous l'avez dégoûté trop tard. Vous voyez mon cher ange gardien que votre empire est assez difficile à conduire et qu'il faut donner le temps à vos sujets de semer, et de cultiver leurs terres qui ne peuvent pas produire en trois mois. Je crois enfin avoir à peu de chose près dégrossi la comédie. Je vais me mettre aux divertissements. Au nom de dieu ne m'en demandez pas trois dans le premier acte, ter repetita nocent, cela seroit insuportable. Il faut bien prendre garde que les ballets dans la pièce n'étouffent l'intérest, je dis le grand intérest que j'espère y faire régner. Songez bien que vous n'avez rien vu. Je vous diray en passant que vous conviendrez que dans mon plan votre arrangement du troisième acte ne peut subsister. J'espère bientôt vous soumettre le tout. Mes copistes vont plus lentement que moy. Je travaille sans discontinuer à mériter le tendre intérest que vous daignez prendre à cette besogne.

Il y a une chose que je veux encor faire juger par vous; c'est la doze de divertissement qui doit entrer dans ma pièce. Il ne faut pas qu'elle soit étouffée par des doubles croches, il faut que les fêtes soient courtes pour que la pièce ne paraisse pas longue. Je ne sçai si Ramau s'accomodera d'une si petite portion, d'ailleurs quel homme! il est devenu fou; jugez en par les critiques qu'il a faittes, et ce qu'il y a de pis, c'est qu'il sera encouragé dans sa folie par gens qui se plaisent à semer des chagrins dans la route des plaisirs. Vous devriez bien d'abord mon cher ange luy retirer le divertissement que je vais corriger, mais vous devriez aussi engager quelqu'un à mander à Mr de Richelieu que Ramau n'est point du tout fait pour ce genre de divertissement en musique, le quel se mêle à tout moment avec le récit de la déclamation; que ce genre demande un acord aussi grand entre l'auteur et le musicien, une union, une harmonie aussi parfaitte que celle de Francœur et de Rebelle. Mr de Richelieu auroit bien deu les prendre tout deux pour mes divertissements et donner Prometée à Ramau. Voylà qui eut été dans l'ordre. Je prévois qu'il sera impossible de travailler avec Ramau. Il n'est bon qu'à entendre, et point à vivre. Encor son genre de musique n'est il pas convenable à ces pièces mêlées telles que la mienne. En vérité j'aurois mieux aimé Gilliers.

Vous ne sauriez croire mon cher et respectable amy combien je suis honteux de tous ces détails, et de la fatigue que je donne à vos bontez. Je ne puis m'empêcher de vous dire que je suis affligé qu'on sache dans le public que je vous ay envoyé une douzaine de divertissements. Cela décrédite l'ouvrage que vous protégez, et donne des droits à L'envie qui fait son profit de tout. Mille tendres respects à madame Dargental et à mr de Pondeveile. Madame Du Chastellet vous dit tout ce que vous méritez qu'on vous dise.

V.