1744-07-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J'avois déjà fait le divertissement du second acte selon le projet que j'avois envoyé à Mr de Richelieu.
M. le président Hénaut doit avoir àprésent entre les mains, ce nouveau divertissement. Le comité peut comparer mes maures, avec mon berger qui tue les monstres tout seul pendant que l'évêque bénit les drapaux; il peut choisir, ou rejetter tout.

Je vous avertis mon cher ange gardien que la comédie est à peu près faitte selon les deux manières, c'est à dire qu'avec le divertissement de la princesse Esone, tiré d'Higin, madame de Navarre n'est reconue qu'au troisième acte, et qu'avec mes maures, mes amours, mon bassin, mon groupe tirez de ma tête, madame de Navarre est reconue au second acte. Vous devinez tout le reste.

J'ay reçu votre projet du troisième acte, et je vous remercie d'aider la faiblesse de mon imagination. Mais je vous suplie de ne pas imiter les comédiens italiens, quand vous craignez d'imiter Roy. Or ce seroit les imiter bien pauvrement que de donner un feu d'artifice sans autre raison que L'envie de le donner. Mais que ce feu d'artifice serve à expliquer un secret, à dénouer une intrigue, alors il me semble que c'est une invention très agréable. J'ay imaginé qu'on avoit prédit à la princesse qu'elle aimeroit un jour son ennemy, et l'acomplissement de cette prédiction se trouvera renfermé dans les lettres de feu qui paraîtront sur un ciel étoilé, comme un ordre des dieux écrit dans le ciel. Laissez moy donc conserver mon divertissement du premier acte. Il ne ressemble point tant ce me semble. Ce sont les trois déesses elles même qui font une galanterie de leur pomme à la princesse. Les guerriers sont nécessaires par ce qu'ils la jettent dans l'embaras. Enfin il me semble que c'est n'imiter persone que de faire arrêter les gens à chaque porte par des fêtes. C'est principalement dans cette invention que consiste toutte la galanterie et pour peu que la musique soit bonne, il me paroît que ce premier acte doit baucoup réussir.

A l'égard des autres vous sentez bien qu'il y a deux tons qui dominent: celuy de la tendresse, et celuy du comique. Je ne dis pas celuy du boufon, j'apelle comique, le rôle de Sancette, qui est tout neuf au téâtre, et qui doit partager au moins l'attention. J'entends par comique, la scène de Leonor avec sa maîtresse, où elle dit,

Mais si j'étois fille d'un empereur,
Si j'étois reine de la France, etc.

Je ne sçais ce que vous aviez contre moy quand vous m'avez mandé que cette Leonor parloit en suivante de comédie. Je soutiens que quand madame de Villars n'avoit pas le malheur d'être dévote, elle ne s'exprimoit pas autrement. Je vous demande bien pardon, mais cette scène de la princesse et de sa confidente est, avec ce que j'y ay ajouté, une des moins mauvaises de L'ouvrage. Prenez garde que le reste ne retombe dans tous Les combats ordinaires de la gloire et du devoir. Enfin il faut se résoudre à quelque chose dans cette besogne où il y a peu d'honneur à acquérir, mais qui est très importante pour moy. Je crois que le tout formera un très beau spectacle. Mais en conscience il faut donner à Ramau le prologue, Le premier divertissement, et celuy des deux seconds qui vous déplaira le moins. Il aura bientôt le troisième. Je voudrois bien épargner à vos bontez ces volumes d'écriture, et vous consulter de vive voix, mais le moyen que vous veniez à Cirey, ou que j'aille à Paris! Vous aurez donc d'énormes paquets au lieu de fréquentes visites. Je baise mille fois le bout des ailes de mes anges gardiens, quoyque je dispute contre eux. Je lutte comme Jacob, mais il adora l'ange après avoir lutté. Aussi fai-je.

V.