à Paris, ce 24 novembre 1750
Je vous demande pardon d'avance, mon cher ami, de la lettre que je vais vous écrire.
Je ne vous y parlerai que du sieur Baculard d'Arnaud. C'est une matière bien abjecte, bien peu intéressante, & j'avais dédaigné jusqu'à présent de la traiter; mais cet homme s'est rendu célèbre à la manière d'Erostrate; il me force à rompre le silence & à vous le découvrir tout entier. Il y a déjà longtemps que j'ai la plus mauvaise opinion de lui; outre que je le connaissais médiocre en talents & en esprit, supérieur en mensonge, en fatuité & folie, je savais que dans le temps qu'il recevait vos bienfaits, il parlait d'une manière indigne de vous. Moitié par mépris pour le personnage, moitié par égard pour sa misère, j'avais négligé de vous en avertir. Enfin j'appris avec la plus grande surprise, qu'un très grand roi avait daigné l'appeler à sa cour. Le public ne fut pas moins étonné que moi. Je ne pus m'empêcher de me réjouir de l'occasion qui vous en délivrerait, & je n'eus garde de vous conseiller de vous opposer à ce voyage. Je ne prévoyais pas alors celui que vous méditiez, & qu'en vous éloignant des insectes qui fourmillent à Paris, vous en trouveriez un à Berlin, d'autant plus dangereux, qu'on était persuadé d'un attachement qu'il vous devait à tant de titres. Depuis que vous êtes en Prusse, il n'y a sorte d'impertinence qu'il n'ait écrite sur votre compte, & il a couronné ses procédés par une lettre qui est un tissue de calomnies, de noirceur & d'ingratitude. Il a osé mander, à qui? à Fréron qu'après lui avoir fait composer une préface pour mettre à la tête de l'édition de Rouen, vous aviez jugé à propos d'y ajouter des choses si graves & d'une si grande importance, qu'il ne pouvait ni ne voulait les adopter, attendu qu'il était bon Français & qu'il n'était pas dans l'intention de s'expatrier comme vous aviez fait. Cette affreuse calomnie est des plus lourdes & des plus maladroites, puisqu'elle est démentie par la préface que plusieurs personnes ont vue, & que d'autres verront encore. Cependant vous ne sauriez imaginer le bruit que cette histoire a fait. Après s'être répandue dans les cafés & autres tripots, elle a pénétré dans les honnêtes maisons. Fréron a fait trophée de la lettre de ce misérable, & s'en allait la publiant sur les toits. Il est vrai qu'il en a reçu une seconde, dans laquelle il lui a mandé, touché de repentir & non de remords, de ne plus montrer la première, & que l'édition de la préface était l'ouvrage du libraire. Il joint à cet article toutes les impertinences les plus folles, disant que les reines se l'arrachent, qu'il est las de souper avec elles, qu'il les refuse le plus souvent, & qu'il va se servir de sa grande faveur pour être le protecteur des lettres, des arts & de ceux qui les cultivent. Au moyen de cette seconde lettre Fréron n'a pas voulu donner de copies de la première, de manière qu'il est impossible de l'avoir. Mais ce que je vous en ai mandé est conforme à la plus exacte vérité & d'après le témoignage de gens non suspects, très dignes de foi, qui ont vu, tenu & lu la lettre. Je ne doute pas que le roi de Prusse n'ait déjà fait justice de ce malheureux, & je vous avoue que je vous blâmerais extrêmement de demander sa grâce. Ce serait une générosité de votre part, trop contraire à la justice & à ce que vous devez au roi de Prusse, qu'il ne vous est pas permis de laisser plus longtemps dans l'erreur. C'est par une très grande méprise qu'il l'a fait venir, & il ne peut assez tôt le renvoyer avec toute l'ignominie que la noirceur de son procédé mérite. Adieu, mon cher ami! j'ai à peine l'espace de vous embrasser.