1752-08-24, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ay appris, monsieur, tout ce que vous avez bien voulu faire pour l'homme de mérite au quel je m'intéresse, et qui est à Potzdam depuis peu de tems.
J'avois prié madame Denis de vouloir bien vous écrire en sa faveur, & on ne sçauroit être plus reconnoissant que je le suis des égards que vous avez eus à ma recommandation. Je me flatte qu'à présent que vous connoissez la personne dont il s'agit, elle n'aura plus besoin que d'elle même pour vous intéresser en sa faveur, et pour mériter vos bontés. Je sçai par expérience que c'est un ami sûr, un homme d'esprit, un Philosophe digne de votre estime et de votre amitié par ses lumières et par ses sentimens. Vous ne sçauriés croire à quel point il se loüe de vos procédés, et combien il est étonné qu'agissant et pensant comme vous faites, vous puissiés avoir des ennemis. Il est pourtant payé pour en être moins étonné qu'un autre; car il n'a que trop bien appris combien les hommes sont méchans, injustes et cruels. Mon collègue dans l'Encyclopédie se joint à moy pour vous remercier de toutes vos bontez pour lui, et du bien que vous avez dit de l'ouvrage à la fin de votre admirable Essai sur Le siècle de Louis XIV. Nous connoissons mieux que personne tout ce qui manque à cet ouvrage; Il ne pourroit être bien fait qu'à Berlin sous les yeux et avec la protection & les lumières de votre prince Philosophe; mais enfin nous commencerons, et on nous en sçaura peutêtre à la fin quelque gré. Nous avons essuyé cet hyver une violente tempête; j'espère qu'enfin nous travaillerons en repos. Je me suis bien douté qu'après nous avoir aussi maltraitéz qu'on a fait, on reviendroit nous prier de continüer, et cela n'a pas manqué. J'ay refusé pendant six mois, j'ai crié comme le Mars d'Homere, & je puis dire que je ne me suis rendu qu'à l'empressement extraordinaire du Public. J'espère que cette résistance si longue nous vaudra dans la suite plus de tranquillité. Ainsi-soit-il.

J'ay lu trois fois consécutives avec Délices votre Louis XIV: j'envie le sort de ceux qui ne l'ont pas encore lu; & je voudrois perdre la mémoire pour avoir le plaisir de le relire. Votre Duc de Foix m'a fait le plus grand plaisir du monde; la conduite m'en paroit excellente, les caractères bien soutenus; & la versification admirable. Je ne vous parle pas de Lisois, qui est sans contredit un des plus beaux rôles qu'il y ait au théâtre; mais je vous avoueray que le Duc de Foix m'enchante. Avec combien d'amour, de passion et de naturel, il revient toujours à son objet dans la scène entre lui & Lisois au 3e acte? En écoutant cette scène et bien d'autres de la pièce, je disois à mr de Voltaire comme la prêtresse de Delphes à Alexandre: ah! mon fils, on ne peut te résister; on nous flatte de remettre Rome sauvée après la st Martin: vos amis & le Public seront charmés de la revoir, mais ils aimeroient encore mieux revoir votre personne: je suis fâché pour l'honneur de notre nation et de notre siècle que vous n'ayés pu dire comme Ciceron:

Scipion accusé sur des prétextes vains
Remercia les dieux & quitta les Romains;
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme,
Je rendrai grâce au ciel et resterai dans Rome.

Il ne me reste de place que pour vous réitérer mes remercimens, et vous prier de penser quelquefois au plus sincère de vos amis, et au plus zélé de vos admirateurs.

d'Alembert