A Paris ce 29 juillet 1775
Je dois, mon cher ami, une réponse à votre lettre du 14 mais vous m'en devés une à celle que je vous ai écrit par le papillon philosophe.
Ainsi nous sommes également en reste l'un avec l'autre.
Il n'y a nulle ressource pour les paquets adressés à mr de la Reiniere. Ils ne lui sont pas parvenus. Il est très exact mais comme il le dit, fort judicieusement, il ne sçauroit remettre ce qu'il n'a pas. Je conclus de là que la poste garde pour sa satisfaction tout ce qui est imprimé et surtout vos ouvrages qu'elle lit avec plus de plaisir que tous les autres, et si on peut l'accuser d'un peu de mauvaise foi dumoins on ne sçauroit blâmer son goust. Je vous ai déjà mandé ce que je pensois par rapport au cri du sang, je l'ai admiré, j'en ai été attendri. Il excitera le même mouvement dans tous ceux qui pensent et qui sont capables de sentir mais ce n'est pas le plus grand nombre et je doute que ce mémoire roulant sur un fait passé depuis longtems fasse une grande impression. Je pense, cependant, qu'il n'en peut faire une mauvaise et il est absolument à votre choix de lui donner le degré de publicité que vous jugerés à propos. Je vous répète que le jeune homme étoit à l'ombre des aisles du roi de Prusse. Il ne faute plus se tourmenter pour les lettres d'abolition aux quelles j'étois attaché.
Je n'ai point négligé le petit mémoire que vous m'avés envoyé pour Mr de Fleurian. Je l'ai fait lire à l'ambassadeur de Malte. Il m'a dit que la chose demandée étoit infiniment difficile à obtenir attendu que les réceptions dans le second ordre étoient dégénérés par la multiplicité dans un abus que l'ordre vouloit arrêter et qu'il ne se prêteroit point à la proposition de recevoir un bénéfice, que pour que l'affaire réussît il faudroit employer les plus grandes protections et qu'encor ne sçavoit t'il pas si elles procureroient le succès désiré.
Ah que j'ai eu de plaisir à voir mr de Chabanon! et avec quelle avidité j'ai écouté tout ce qu'il m'a dit de Fernai! Il m'a paru aussi enchanté que reconnoissant de toutes les marques d'amitié qu'il a receu de vous. Il n'est point mécontent de l'état où il a laissé me Denis. J'espère que vous n'oubliés pas de lui parler quelquefois de mes sentimens et que vous ferés aussi un peu de mention de moi au papillon philosophe.
Vous vous souciés peu de la guerre entre les Maures et les Espagnols. Cependant il ne faut pas vous laisser ignorer les événements d'une certaine importance. Vous sçaurés donc que les Espagnols ont été repoussés battus, obligés de se rembarquer après une perte considérable et qu'ils sont retournés à Alicante. Le premier mouvement est de s'affliger du désastre de nos alliés. Cependant les politiques assurent que la destruction d'Alger auroit été plustôt un mal qu'un avantage pour nous. Je ne vous ennuirai pas de leur raisonement, je me contenterai de vous dire qu'ils m'ont paru assés plausibles. Un fait d'une tout autre espèce digne d'être rapporté par sa singularité, est la représentation d'une tragédie en six actes intitulée les Arsacides. J'ai eû la duperie d'y aller, il n'y a jamais eu rien de si long, de si confus, de si mauvais, de si ennuieux. Voilà bien des si, la tragédie en question les mérite tous. Quoique sa chute ait été complète on la redone aujourd'hui. Il faut que l'auteur soit doué de ce que le maréchal de Brissac appelloit le courage de la honte.
Adieu, mon très cher ami, vous sçavés si je vous aime!