1750-08-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Mes chers anges si je vous disois que nous avons eu icy un feu d'artifice dans le goust de celuy du pont neuf, que nous allons aujourduy à Berlin voir Phaeton dont les décorations seront de glaces, que tous les jours sont des fêtes, que Darnaud a fait jouer son mauvais riche et qu'il a été jugé icy pour le fonds et pour les détails tout comme à Paris, vous ne vous en souciriez peutêtre que très médiocrement.
J'ay d'ailleurs le cœur plus rempli et plus déchiré de ma résolution, que, je ne suis ébloui de nos fêtes, et je sens bien que le reste de mes jours sera empoisonné malgré la liberté, malgré la douceur d'une vie tranquile, malgré les excessives bontez d'un roy qui me paroit ressembler en tout à Marc Aurele, à cela près que Marc Aurele ne faisoit point de vers, et que celuy cy en fait d'excellents quand il se donne la peine de les corriger. Il a plus d'imagination que moy, mais j'ay plus de routine que luy. Je profite de la confiance qu'il a en moy pour luy dire la vérité plus hardiment que je ne la dirois à Marmontel ou à Darnaud, ou à ma nièce. Il ne m'envoye point aux carrières pour avoir critiqué ses vers, il me remercie, il les corrige, et toujours en mieux. Il en a fait d'admirables. Sa prose vaut ses vers pour le moins, mais dans tout cela il alloit trop vite. Il y avoit de bons courtisans qui luy disoient que tout étoit parfait, mais ce qui est parfait c'est qu'il me croit plus que ses flatteurs, c'est qu'il aime, c'est qu'il sent la vérité. Il faut qu'il soit parfait en tout. Il ne faut pas dire Cesar est supra grammaticam. César écrivoit comme il combattoit. Il joue de la flûte comme Blavet, pourquoy n'écriroit il pas comme nos meilleurs auteurs? Cette occupation vaut bien le jeu et la chasse. Son histoire de Brandebourg sera un chef d'œuvre quand il l'aura revue avec soin, mais un roy a t'il le temps de prendre ce soin? un roy qui gouverne seul une vaste monarchie? Ouy, voylà ce qui me confond, je ne sors point de surprise. Sachez encor que c'est le meilleur de tous les hommes ou bien je suis le plus sot. La philosofie a encor perfectioné son caractère. Il s'est corrigé, comme il corrige ses ouvrages.

Voylà précisément mes anges pourquoy j'ay le cœur déchiré, voylà pourquoy je ne vous reveray qu'au mois de mars. Comptez qu'ensuitte quand je reviendray en France je n'y reviendray que pour vous seuls, pour vous mes anges qui faittes toutte ma patrie. Je vous demande en grâce d'encourager madame Denis à venir avec moy s'établir au mois de mars à Berlin dans une bonne maison où elle vivra dans la plus grande opulence. Le roy de Prusse luy assure à Paris une pension après ma mort. Il m'a promis que les reines (qui ne savent encor rien de nos petits desseins) l'honoreront des distinctions et des bontez les plus flatteuses. Elle fera ma consolation dans ma vieillesse. Disposez la à cette bonne œuvre. Il n'y a plus à reculer. Le roy de Prusse m'a fait demander au roy et je ne suis pas un objet assez important pour qu'on veuille me garder en France. Je serviray le roy dans la personne du roy de Prusse son allié et son amy. Ce sera une chose honorable pour notre patrie qu'on soit obligé de nous appeller quand on veut faire fleurir les arts. Enfin je ne crois pas qu'on refuse le roy de Prusse et si par un hazard que je ne prévois pas, on le refusait, vous sentez bien que la première démarche étant faitte, il la faudroit soutenir, et obtenir, par des sollicitations pressantes ce qu'on n'auroit pas acordé d'abord à ses prières, et que je ne peux plus vivre en France après avoir voulu la quitter. Il y a un mois que je suis à la torture, j'en ay été malade. Un tel party coûte sans doute. Vous êtes bien sûr que c'est vous qui déchirez mon âme, mais encor une fois quand je vous parleray, vous m'aprouverez. Ne me condamnez point avant de m'entendre, conservez moy des bontez qui me sont aussi prétieuses pour le moins que celles du roy de Prusse. J'ay les yeux mouillez de larmes en vous écrivant. Adieu.

V.

Mille tendres respects à tous les neuillistes.