à Berlin ce 28 aoust [1750]
Jugez en partie mes très chers anges si je suis excusable.
Jugez en par la lettre que le roy de Prusse m'a écritte de son apartement au mien, lettre qui répond aux très sages et très éloquentes et très fortes raisons que ma nièce alléguoit sur un simple pressentiment. Je luy envoye cette lettre, qu'elle vous la montre, je vous en prie, et vous croirez lire une lettre de Trajan ou de Marc Aurele. Je n'en ay pas moins le cœur déchiré. Je me livre à ma destinée et je me jette la tête la première dans l'abîme de la fatalité qui nous conduit tous. Ah, mes chers anges ayez pitié des combats que j'éprouve et de la douleur mortelle avec la quelle je m'arrache à vous. J'en ay presque toujours vécu séparé, mais autrefois c'étoit la persécution la plus injuste, la plus cruelle, la plus acharnée. Aujourduy c'est le premier homme de l'univers, c'est un philosofe couronné qui m'enlève.
Comment voulez vous que je résiste, comment voulez vous que j'oublie la manière barbare dont j'ay été traitté dans mon pays? Songez vous bien qu'on a pris le prétexte du mondain, c'est à dire du badinage le plus innocent (que je lirois à Rome au pape); que d'indignes ennemis et d'infâmes superstitieux ont pris di-je ce prétexte pour me faire exiler? Il y a quinze ans, direz vous, que cela est passé. Non mes anges il y a un jour, et ces injustices atroces sont toujours des blessures récentes. Je suis je l'avoue comblé des bienfaits de mon roy. Je luy demande, le cœur pénétré, la permission de le servir en servant le roy de Prusse son allié et son amy. Je serai toujours son sujet, mais pui-je regretter les cabales d'un pays où j'ay été si maltraitté? Tout cela ne m'emêcheroit pas de songer à Zulime, à Adélaide, à Aurélie. Mais je n'ay point icy les deux premières. Je comptay en partant n'être auprès du Roy de Prusse que six semaines. Je voi bien que je mourray à ses pieds. Sans vous que je serois heureux de passer dans le sein de la philosofie, et de la liberté de penser auprès de mon Marc Aurele le peu de jours qui me restent! Mais on ne peut être heureux. Adieu, je ne vous parleray ny de L'opéra de Phaeton, ny du spectacle d'un combat de dix mille hommes, ny de tous les plaisirs qui ont succédé icy aux victoires. Je ne suis remply que de la douleur de m'arracher à vous. Que madame Dargental conserve sa santé, que monsieur de Choiseuil, mr l'abbé de Chauvelin fassent à Neuilly des soupers délicieux, que M. de Pondeveile se souvienne de moy avec bonté. Adieu divins anges, adieu.
Il n'y a pas moyen de tenir au carrouzel que je viens de voir. C'étoit à la fois le carrouzel de Louis 14, et la fête des lanternes de la Chine. Quarante six mille petites lanternes de verre, éclairoient la place, et formoient dans les carrières où l'on couroit une illumination bien dessinée. Trois mille soldats sous les armes bordoient touttes les avenues, quatreéchafauds immenses fermoient de tous côtez de la place. Pas la moindre confusion, nul bruit, tout le monde assis à l'aise, et attentif en silence comme à Paris à une scène touchante de ces tragédies que je ne verray plus, grâces à…. Quatre quadrilles, ou plutôt quatre petites armées, de Romains, de Cartaginois, de Persans et de Grecs, entrant dans la lice, et en faisant le tour au bruit de leur musique guerrière, la princesse Amelie entourée des juges du camp, et donnant le prix. C'étoit Vénus qui donnoit la pomme. Le prince royal a eu le premier prix. Il avoit l'air d'un héros des Amadis. On ne peut pas se faire une juste idée de la beauté, de la singularité de ce spectacle, le tout terminé par un soupé à dix tables, et par un bal. C'est le pays des fées. Voylà ce que fait un seul homme. Ses cinq victoires et la paix de Dresde étoient un bel ornement à ce spectacle. Ajoutez à cela que nous allons avoir une compagnie des Indes. J'en suis bien aise pour nos bons amis les Hollandais. Je croi que Mr de Pondeveile avouera sans peine que Federic le grand est plus grand que Louis 14. Il seroit cent fois plus grand que je n'en auray pas moins le cœur percé d'être loin de vous.
V.