à Potsdam ce 7 aoust [1750]
Mes divins anges votre Sans Souci est donc à Neuilly! Vous avez moins de colomnes de marbre, moins de balustrades de cuivre doré.
Votre sallon quelque beau qu'il soit, n'a pas une coupole magnifique. Le roy très crétien ne vous a pas envoyé des statues dignes d'Athene, et vous n'avez pas même encor pu réussir à vous défaire de vos bustes. Avec tout cela je tiens que Neuilly vaut encore Sans Souci, mais je détesteray ce Neuilly et votre bois de Boulogne si madame Dargental n'y retrouve pas sa santé, si Monsieur de Choiseuil ne soupe pas à fonds, si mr le coadjuteur a mal à la poitrine. Je vous passe à vous une indigestion. Heureux les gens qui ne sont malades que quand ils le veulent! Tout ce que j'aprends des spectacles de Paris fait que je ne regrette que Neuilly et mon petit téâtre. Le mauvais goust a levé l'étendart dans Paris. Vous en avez encore pour quelques années, c'est une maladie épidémique qui doit avoir son cours, et on ne reviendra au bon que quand vous serez fatiguez du mauvais. La profusion vous a perdus, l'excez de l'esprit a égaré dans presque tous les genres le talent et le génie, et la protection donnée à Catilina a achevé de tout perdre. J'avoue que les Prussiens ne font pas de meilleures tragédies que nous, mais vous aurez bien de la peine à donner pour les couches de madame la dauphine un Spectacle aussi noble et aussi galant que celuy qu'on prépare à Berlin. Un carouzel composé de quatre quadrilles nombreuses, cartaginoises, persannes, grecques et romaines conduittes par quatre princes qui y mettent l'émulation de la magnificence, le tout à la clarté de vingt mille lampions qui changeront la nuit en jour. Les prix distribuez par une belle princesse, une foule d'étrangers qui acoure à ce spectacle, tout cela n'est il pas le temps brillant de Louis 14 qui renait sur les bords de la Sprée? Joignez à cela une liberté entière que je goûte icy, les attentions et les bontez inexprimables du vainqueur de la Silesie qui porte tout son fardeau de roy depuis cinq heures du matin jusqu'à diné, qui donne absolument le reste de la journée aux belles lettres, qui daigne travailler avec moy trois heures de suitte, qui soumet à la critique son grand génie, qui est à soupé le plus aimable des hommes, le lien et le charme de la société. Après cela mes anges rendez moy justice, qu'ai-je a regretter que vous seuls? J'y mets aussi madame Denis. Vous seuls êtes pour moy audessus de ce que je vois icy. Je ne vous parleray point aujourduy d'Aurélie, et des éditions de mes œuvres dont on me menace encor de tous côtez. J'aprends du roy de Prusse à corriger mes fautes. Le temps que je ne passe pas auprès de luy, je le mets à travailler sans relâche autant que ma santé le permet. O sages habitans de Neuilly conservez moy une amitié plus prétieuse pour moy que toutte la grandeur d'un roy plein de mérite. Mon âme se partage entre vous et Federic le grand.
V.