1754-11-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois deux lettres aujourduy mon cher et respectable ami par les quelles on me mande qu'on imprime la pucelle, que Tiriot en a vu des feuilles, qu'elle va paraître; on écrit la même chose à madame Denis.
Fréron semble avoir annoncé cette édition. Un nommé Chevrier en parle. Mr Paquier l'a lüe tout entière en manuscrit, chez un homme de considération avec le quel il est lié par son goust pour les tableaux. Ce qu'il y a d'affreux, c'est qu'on dit que le chant de l'âne s'imprime tel que vous l'avez vu d'abord, et non tel que je l'ay corrigé depuis. Je vous jure par ma tendre amitié pour vous, que vous seul avez eu ce malheureux chant. Madame Denis a la copie corrigée. Auriez vous eu quelque domestique infidèle? Je ne le crois pas, vos bontez, votre amitié, votre prudence sont à l'abri d'un pareil larcin, et vos papiers sont sous la clef! Le roy de Prusse n'a jamais eu ce maudit chant de l'âne de la première fournée. Tout cela me fait croire qu'il n'a point transpiré, et qu'on n'en parle qu'au hazard. Mais si ce chant trop dangereux n'est pas dans les mains des éditeurs il y a trop d'apparence que le reste y est. Les nouvelles en viennent de trop d'endroits différents pour n'être pas allarmé. Je vous conjure mon cher ange de parler ou de faire parler à Tiriot. Lambert est au fait de la librairie et peut vous instruire. Ayez la bonté de ne me pas laisser attendre un coup après le quel il n'y aurait plus de ressource, et qu'il faut prévenir sans délay. Je reconnais bien là ma destinée, mais elle ne sera pas tout à fait malheureuse si vous me conservez une amitié à la quelle je suis mille fois plus sensible qu'à mes infortunes. Je vous embrasse bien tendrement, madame Denis en fait tout autant. Nous attendons de vos nouvelles avant de prendre un party.