à Colmar 29 [8bre 1754]
Dieu est dieu, et vous êtes son profète, puis que vous avez fait réussir Mahomet, et vous serez plus que profète si vous venez àbout de faire jouer Semiramisà mademoiselle Clairon.
Les catins réussissent bien mieux au téâtre que les ivrognes et La Dumenil n'est plus bonne que pour les baccantes. Mais mon adorable ange, Alla qui ne veut pas que les fidèles s'enorgueillissent, me prépare des siflets à l'opéra pendant que vous me soutenez à la comédie. C'est une cruauté bien absurde, c'est une impertinence bien inouie que celle de ce polisson de Royer. Faites en sorte du moins mon cher ange, qu'on crie à l'injustice, et que le public plaigne un homme dont on confisque ainsi le bien, et dont on vend les effets détériorez. Je suis destiné à touttes les espèces de persécution, j'aurais fait une tragédie pour vous plaire, mais il a fallu me tuer à refaire entièrement cette histoire universelle, j'y ay travaillé avec une ardeur qui m'a mis à la mort. Il me faut un tombeau et non une terre. Mr de Richelieu me donne rendez vous à Lyon, mais depuis quatre jours je suis au lit, et c'est de mon lit que je vous écris. Je ne suis pas en état de faire deux cent lieues de bond et de volée. Madame la markgrave de Bareüth voulait m'emmener en Languedoc. Savez vous qu'elle y va, qu'elle a passé par Colmar, que j'y ay soupé avec elle le 23, qu'elle m'a fait un présent magnifique, qu'elle a voulu voir madame Denis, qu'elle a excusé la conduitte de son frère, en la condamnant? Tout cela m'a paru un rêve. Cependant je reste à Colmar et j'y travaille à cette maudite histoire universelle qui me tue. Je me sacrifie à ce que j'ay cru un devoir indispensable. Je vous remercie d'aimer Semiramis. Madame de Bareith en a fait un opéra italien qu'on a joué à Bareith et à Berlin. Tâchez qu'on vous donne la pièce française à Paris. Madame Denis se porte assez mal, son enflure recommence. Nous voylà tout deux gisans au bord du Rhin, et probablement nous y passerons l'hiver. Je devais aller à Manheim et je reste dans une vilaine maison d'une vilaine petite ville où je soufre nuit et jour. Ce sont là des tours de la destinée, mais je me moque de ses tours avec un amy comme vous, et un peu de courage. Apropos que deviendra ce courage prétendu, qu'on on me jouera le nouvau tour d'imprimer la pucelle? Il est trop certain qu'il y en a des copies à Paris, un Chevrier l'a lue! un Chevrier! Mon ange, il faut s'enfuir je ne sçai où. Il est bien cruel de ne pas achever auprès de vous le reste de sa vie. Mille respects à tous les anges.
V.