à Colmar 25 octb 1754
C'est actuellement que je commence à me croire malheureux.
Nous voylà malades en même temps ma nièce et moy. Je me meurs monseigneur, je me meurs mon héros, et j'en enrage. Pour ma nièce, elle n'est pas si mal, mais sa maudite enflure de jambe et de cuisse luy a repris de plus belle. Il faut des béquilles à la nièce, et une bierre à l'oncle. Comptez que je suspends l'agonie en vous écrivant, et ce qui va vous étonner c'est que si je ne meurs pas tout à fait, ma demi-mort ne m'empêchera point de venir vous voir sur votre passage. Je ne veux assurément pas m'en aller dans l'autre monde sans avoir encor fait ma cour à ce qu'il y a de plus aimable dans celuy cy. Savez vous bien monseigneur que la sœur du Roy de Prusse, madame la markgrave de Bareith m'a voulu mener en Languedoc et en terre papale. Figurez vous mon étonnement quand on est venu dans ma solitude de Colmar me prier à souper de la part de de madame de Bareith dans un cabinet borgne. Vraiment l'entrevue a été très touchante. Il faut qu'elle ait fait sur moy grande impression, car j'ay été à la mort le lendemain. Vous vous souvenez de madame d'Autrai et de son cu qui ressemblait à la gueule d'un dragon, et de ses agonies si fréquentes? C'est mon cas. Avec cela elle allait et j'irai aussi. Mais la cuisse de ma nièce m'inquiète plus que mes propres maux, et on ne va point avec de pareilles cuisses. Nous espérons tout deux que dieu aura pitié de nous, et nous avons fait un bel arangement qui nous mettra à portée de vous faire notre cour régulièrement chaque année. J'aurai l'honeur de vous en parler à Lyon. Voylà une longue lettre pour un malade. Je n'en peux plus. Mais compter monseignr qu'il n'y a ny vivant ny mourant au monde qui ait pour vous un respect aussi tendre, un attachement aussi vrai, aussi inviolable que moy.