à Monrion près de Lausanne 13 janvier 1757
Mon cher et illustre confrère je vous demande très sérieusement pardon de la bibliotèque que Crammer a eu la hardiesse de vous porter.
Cela fait frémir, mais heureusement voilà le nombre de mes folies complet. Ma détraquée machine m'avertit que les ressorts sont usez. Vous vous souvenez du cu de madame d'Autrai qui ressemblait s'il fallait l'en croire, à la gueule enflammée d'un dragon. C'était un cu de nimphe en comparaison du mien. Cela fait un peu de tort à la tête et ce tort est un grand bien quand il empéche d'écrire. Je voudrais que les dix sept volumes et tout ce que j'ay fait et tout ce qu'on m'impute eussent servi à tous les derrières de ce monde et qu'il n'en fût plus parlé. Quand on est réellement malade sans espérance de santé, et sans les autres espérances, on est bien dégoûté des livres! Et de quoy n'est on pas dégoûté? Conservez votre santé si vous voulez jouir de votre réputation. C'est une chimère pour qui ne digére pas. Mais elle fait encor un peu de plaisir, quand l'estomac va bien.
Supposé que vous ayez le courage de lire cet essai sur l'histoire générale, et supposé que le dragon de madame d'Autrai ne me tourmente plus, et que j'aye la force de me corriger, je vous supplie de me dire un peu mes erreurs. Car il est impossible qu'il n'y en ait baucoup depuis l'an 800 et par delà, jusqu'à 1756. J'ay donné par dépit l'ouvrage dont on m'avait volé et défiguré l'esquisse. Mais le dépit ne suffit pas pour faire une histoire comme pour faire des vers.
Je vous remercie de tout mon cœur de François second et d'Epiménide. Je ne connaissais pas la dernière. C'est un sujet charmant, traitté comme il mérite de l'être. A l'égard de François second, il est tout fait pour ceux qui comme moy aiment l'histoire. C'est tout ce qui s'est fait et tout ce qui s'est passé dans ce temps là. Tous les caractères sont vrais. N'auriez vous point continué? Charles neuf et Henri trois sont des sujets encor plus frappans. Je ne peux croire que vous les aiez négligez. Je vous assure que les règnes de ces trois rois feraient un ouvrage bien intéressant. S'il passait àprésent par quelque tête de traitter sur ce plan ce qui se passe de nos jours, et de peindre le cabinet de l'impératrice, celuy de l'autocratrice, et celuy de notre Salomon du nord, cela serait intéressant pour la postérité. Je voudrais bien entendre madame du Deffant sur tous ces événements, en cas que sa philosofie y prenne part. Car si elle est privée des yeux, heureux avec elle celuy qui a des oreilles.
Comme je vous écrivais ces rogatons arrive l'incroyable nouvelle d'un nouvau Ravaillac. Quelle a dû être votre consternation monsieur! Pensiez vous pouvoir voir de pareils crimes dans le temps éclairé où nous sommes! Hélas les temps éclairez ne sont que pour un petit nombre de gens. La nature humaine est bien abominable, et le meilleur des mondes possibles est bien funeste. Esce le jansénisme qui a produit ce monstre? esce le molinisme? Je ne croiais ces deux sectes que ridicules, et elles répandent comme les autres le sang le plus sacré. Je me renferme dans ma solitude et j'y gémis sur le genre humain.
V.