27 xbre 1760
Je ne sais, illustre ami, si la Renommée qui dans le temps présent, s'occupe de vous jusqu'à n'en pas négliger la moindre ligne de Prose, poussera sa curiosité jusqu'à Entours, et si la Postérité, voyant une de vos Lettres charmantes, écrite des Délices, qui invite je ne sais quel Cideville, juge de village, homme obscur, à venir passer quelque temps avec vous, elle ne trouvera pas très impertinent qu'il ait été trois mois, sans répondre à cette invitation tendre et flateuse.
Si cette anecdote incroyable, passe dans l'avenir et embarasse les Scaliger et les Grævius de ce temps, qu'ils sachent, pour abréger leurs notes, que ma santé devenüe misérable, qu'un embaras dans la teste, une humeur de goute peu fixée, m'ont empesché jusqu'icy de m'aquiter de ce devoir; je viens de ma campagne chérie, mais ny mes arbres, ny mes jardins, ny mes fruits, ny mes fleurs, n'ont pu me guérir encore de cette importunité; je suis enfin revenu à Paris depuis quelques jours, j'ay été à la comédie, à l'opéra, on m'y vole mon mouchoir, ma Tabattère, mais ce trouble et cette inquiétude me sont restées haeret lateri fatalis arundo&c. J'entends parler partout de vous, on s'en entretient, et ces discours sont le premier plaisir, dont j'aye été susceptible depuis six mois. J'espère que ce concert de Louanges aura sur mes organes le pouvoir enchanteur qu'on a cent fois attribué à La musique; la Première partie de vostre czar Pierre, donne l'idée d'un nouvel héroisme. On préfère le Reformateur heureux d'un Paÿs sans loix à la violence d'un Roy conquérant. Il embelit, il forme les villes, il y établit les arts, le comerce, et l'abondance, l'autre détruit, sacage, et ne laisse que des traces de sang &c.
On attend la seconde partie avec l'impatience dont nos François sont susceptibles, et que vous laissés à tout lecteur. On a rejoüé l'Ecossaise, redemandée pour la noce de mr. de Duras, et on l'a donnée deux fois aux Empressemens du Public et au grand dépit de Freron, qui en mouroit de honte, si c'étoit son genre de mort. On attend la reprise de Tancrede, qu'empesche la mauvaise santé de melle Clairon: Calixte l'a tüée; en attendant on donne Zaire, Alzire; pour charmer l'impatience du Parterre, on luy fait espérer une de vos tragédies nouvelles et ce Tancrede si neuf et si singulier &c. Mais ne voilà t'il pas que l'arrière nièce du grand Corneille va chés le sublime Voltaire, elle est partie, elle est arrivée: vous voulés donc fester, alimenter, faire oublier sa déplorable situation à la parente de celuy que vous avés égalé; vous voulés joindre la Bienfaisance du coeur à la supériorité du génie, afin que l'une et l'autre qualité ne paroissent plus incompatibles. C'étoit à vous grand homme à rassembler les qualités du coeur et de l'Esprit.
Adieu mon illustre ami, ma teste se fatigue de tant d'attention, plaignés moy et n'oubliés pas un ami malheureux qui tout sa vie s'est ocupé de vous, donnés moy de temps en temps quelque consolation; je me plains, et l'abé Du Resnêl n'est pas encore si bien traité, il végète, il ne se soutient plus sur ses jambes, il étoit homme, c'est tout dire, fuit, et fui&c.
à Paris ce 27 Xbre 1760