1740-07-01, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].
J'ay reçu, tendre ami, La guirlande sacrée
De vostre prose et de vos vers
Ces fleurs d'immortelle durée
Dont Apollon vous pare aux yeux de l'univers.
Si depuis vostre main galante
En a varié Les atours,
C'étoit une Beauté, vostre art la rend charmante,
A sa Toilette ainsi La reine des amours
Change, invente sans cesse et s'embelit toujours.
Elégante Emilie, ingénieux Voltaire
Vous ne pouvés changer que de façons de plaire.

Il n'y avoit que vous illustre ami, charmant Virgile qui pussiés changer à la Henriade. J'ay vû ces inimitables corrections, voilà comme Michel Ange, Le Titien, Raphaël reproduisoient par des coups de force leurs admirables compositions.

Je vous dois un Compliment puis que Zulime a été représentée à Paris. Je l'atends pour l'Admirer en Connoissance de Cause, et en attendant je mesle mes aplaudissements à ceux du Parterre et de la foule, on ne risque jamais de vous aplaudir. Envoyés moy donc ce nouvel ornement de nostre Théâtre, et ce Mahomet 1er dont j'augure encore davantage. Vous m'en parlés avec une prédilection qui échape toujours aux pères. Le sujet en est plus neuf, plus grand, et plus Difficile, il en est plus digne de vous.

Ce fleuve si tranquile au sortir de sa source
S'égaroit dans Les prés en caressant les fleurs
Et sembloit s'endormir aux doux chants des Pasteurs,
Une digue L'arreste, il ranime sa Course,
Il s'irrite, il franchit et ravage Les bords.
On n'est jamais plus grand qu'au milieu des efforts.

A vous autres grands hommes il vous faut des obstacles presque impossibles à surmonter pour vous faire paroitre ce que vous estes. Vous vous joüés avec Les difficultés communes. Turenne n'étoit jamais plus grand, que dans Les occasions où tout étoit désespéré. Il sembloit mesme que son génie, sûr de ses resources, cherchast à se placer dans Les positions difficiles qui luy attiroient Les yeux de toute L'Europe. Corneille n'a jamais été plus Corneille que dans Les morceaux impossibles, c'est aux difficultés que nous devons Polieucte, Cinna et le Rosle de Chimene. Vous n'avés rien à souhaiter dans Mahomet 1er et il me semble que vostre sublimité s'est donné un travail digne d'elle. Le fanatisme à détrôner est un Ennemi digne de vostre courage, surtout quand il le faut Combattre aux yeux de ses adorateurs. Fortes agite fortia.

Enfin la justice du Ciel a permis que nous vissions un Roy aimable. Le Tiran de Prusse a fait place au plus aimable prince qui fût jamais. Nous verrons donc un Roi compatissant et homme de Lettres — son père ne mesuroit les hommes qu'à la Taille, et son illustre fils sait en vous aimant qu'il n'y a que La Vertu et Le génie qui fassent les grands hommes. Il se met en Leur rang en imprimant la Henriade. Le discours préliminaire qu'il mettra à la teste luy fait plus d'honneur à mon gré que Le gain de vingt batailles. Le hazard et La valeur des troupes fait souvent les succès, mais la gloire apartient à Luy seul de savoir ainsi choisir Le plus beau des ouvrages pour aprendre aux Rois qu'il est presque aussi grand de les protéger que de les faire.

Apollon voulant reconnoitre
Ce qu'il doit à tes vers et d'encens et d'honneur
Voulut à la fin que son maître
Eût un Roy pour son éditeur.

Adieu charmant ami, adieu doux ornement de ma vie. Je vous aime et je vous adore. Présentés mes homages à La divine Emilie.