ce 7 may [1761] du château de Fernex par Geneve
Je n'ai reçu Madame la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire dattée du 12e mars que le 30 avril.
J'ai déploré mon sort. Ce retardement m'a fait sentir combien j'étais loin de vous.
J'ai eu l'honneur de vous faire une réponse à la lettre dont vous me parlez le 13 janvier. Le 20 mars je vous ai envoié le mémoir que vous m'aviez chargé de demender au chevalier de Florian. J'y ai joint une épitre en vers sur l'agriculture très agréable que mon oncle a daigné m'adresser et dont je suis fort glorieuse.
Voilà un Comte exacte de ma conduite qui d'ordinaire n'est pas trop bonne. Mais je comte sur vos bontez. Il est vrai Madame que mon oncle a fait une très belle action en offrant à mlle Corneille une main bienfaisante. Son nom seul est intéressant, elle était dans une situation triste. Il est bien étonnant que Mr de Fontenelle, son parant, ne lui ait rien laissé. Mon Oncle est né plus sencible, il a réparé cette faute. J'en suis d'autant plus contante que cette geune personne est un très bon suget; elle est gaie, caressante et très reconnoissente. Si nous trouvons à la bien marier Mon Oncle s'i prêtera de tout son coeur. Si elle aime mieux rester avec nous, elle nous fera une société agréable.
Je ne suis point étonnée Madame que Tancrede vous plaise. Cette pièce est faite pour les Coeurs sencibles, le rôle d'Amenaide est un des plus beaux qui soient au théâtre. Je l'aï joué quelque fois et j'espère le jouer encor. Je sçai que vous lisez des vers à merveille et Mon Oncle est très flaté que vous preniez du plaisir à rendre les siens. Mlle Cleron fait un effet prodigieux dans cette pièce, elle dit toujours que si mr de Voltaire ne veut pas aller l'entendre, elle viendra le trouver et lui jouera toutes ses pièces. Il bâtit actuelement une église à Fernex et finira par un théâtre. Vous voiez Madame qu'il remplit tous ses devoirs, c'est à vous à le justifier aux yeux de tous vos rigoristes d'Allemagne. Si vous vous chargiez de sa cause elle serait en si bonne mains que je ne désespèrerais pas que vous ne le fissiez canoniser un jour à Viene, mais il l'est déjà puis qu'une princesse fait pour lui des choses charmentes.
Je vois avec des yeux d'envie que les Allemandes vallent bien mieux que les Fransaises. On ne peut faire plus agréablement des vers, n'y louer plus finement. Mon Oncle aura l'honneur de vous écrire incessament. Vous nous feriez aimer la guere si nous n'espérions de vos nouvelles que dans ces moments de carnages et d'orreurs. Honnorez nous de vos lettres Madame et fesons la paix. Vous savez que vous avez pour ce temps là des progets à exécuter. Nous souhaitons de nous trouver sur votre passage, et de vous renouveller notre attachement le plus inviolable, le plus respectueux et le plus tendre.
Denis
Réponse à l'illustre dame
qui me soupçonne d'en avoir trop dit
Pour vous madame la comtesse, il y a bien longtemps que vous ne m'avez rien dit. Je ne peux vous en faire de reproches puisque vous êtes dans la première des cours et dans la plus aimable. Je conçois bien qu'on ne vous laisse pas le temps d'écrire. Mais vous pensez à trop de choses à la fois pour oublier entièrement le plus respectueux et le plus attaché de vos anciens courtisans, le plus pénétré de votre mérite, et qui certainement ne vous oubliera jamais.
V.