1752-02-24, de Henri Philippe Chauvelin à Voltaire [François Marie Arouet].

C'est vous, monsieur, qui devriés nous faire compliment, mais je ne puis contenir les transports de ma joye et je sens qu'elle redouble en vous la témoignant. Enfin donc nous l'emportons, vous triomphés, la raison, la justice et le bon goût ont prévalu, Rome sauvée a été reçüe comme elle le méritoit,

et l'envie à ses pieds l'admire avec terreur.

Il falloit des beautés aussy frappantes et aussy multipliées pour remettre dans la bonne voye le public Egaré, pour vaincre la malignité et le retirer de la barbarie où il alloit se replonger. Vous seul étiés capable d'arrêter cette révolution. Il n'appartenoit qu'à l'historien du siècle de Loüis 14, d'éclairer celuy de Loüis 15, d'en relever la gloire, et de renverser l'idole du mauvais goût. Elle est abbatüe aux pieds de Cesar et de Ciceron. Nous n'entendrons plus parler des vers boursoufflés et barbares de Catilina. C'est une belle journée que celle d'hier pour les partisans du bon goût et pour l'honneur du siècle. Mais vos vrais amis ont encor un motif plus puissant et plus cher pour s'en applaudir, c'est l'espérance que vous pardonnerés à votre patrie ses erreurs et ses torts, que vous vous déterminerés à y revenir, du moins pour quelque tems, goûter les douceurs de la société et de l'amitié, et respirer l'air natal si nécessaire à votre santé dont nous sommes très inquiets.

Je n'entre point dans les détails de la bataille. Vous avés ici de bons correspondants à qui j'en laisse le soin. Je vous dirai seulement que les deux premiers actes ont plu beaucoup, et ils plairont encor davantage parcequ'ils seront mieux joüés, et qu'ils ont beaucoup à gagner à être connus. Le troisième n'a point pris. Je ne sçais si l'on n'a pas trouvé Aurelie trop forte, et Catilina un peu dur, dans la manière dont il luy répond, mais les deux derniers ont enlevé et ce qui m'a fait grand plaisir c'est que tout le monde sans exception, même vos ennemis, ont senti ces grands traits, ces beautés d'un ordre supérieur, et ce vray sublime dont on avoüe que vous êtes seul capable, et la voix public dit que l'on retrouve dans Rome sauvée, l'auteur de la Henriade, de Brutus et d'Alzire dans toute sa force. M. le P. de Beauvau, qui n'a pas le cœur plus tendre qu'un autre, m'a avoüé qu'il avoit versé des larmes, il n'avoit jamais pleuré à la comédie; c'est faire rire Mousseline la sérieuse. Vous devés être content de la Noüe. Il a joüé à merveille les deux derniers actes. Personne à la Comédie ne les auroit joüé aussy bien.

Vous occupés mon coeur et mon esprit tout entier; tandis que vous triomphés sur la sçène et que je joüis de votre succés, je lis le Siècle de Loüis 14, dont je suis enchanté; je le dévore avec l'avidité qu'inspirent la curiosité et l'intérêt réünis. Vous m'en avés promis un exemplaire pour moy, je ne l'ay point encor, et je vous le demande avec instance, afin de pouvoir le lire et le relire tout à mon aise, car je sens que je ne m'en lasseray jamais. C'est un tableau admirable où je trouve la plus grande composition, l'expression la plus vraye et la force du plus beau coloris.

Si je pouvois le posséder plus longtems, je ferois quelques remarques qui serviroient peut être plus à prouver l'intérêt que je prens à tout ce qui vient de vous, qu'à la perfection de l'ouvrage. N'importe telles qu'elles sont je vous les communiquerois. J'ay en mon particulier un petit grief, c'est de ce que vous avés négligé de nommé le Marl du Plessis Praslin qui commandoit l'armée du Roy à la bataille de Rhetel. Tout intérêt personnel à part, je crois qu'un homme qui a eu la gloire de vaincre Mr de Turenne dans une occasion aussi importante, et en soutenant le party du Roy mérite bien d'être nommé. C'étoit d'ailleurs un homme de mérite et qui avoit beaucoup de réputation à la guerre. Je ne crois pas que les entrailles filialles m'aveuglent.

Après les succès que vous venés d'avoir il ne me reste plus à désirer que de vous revoir incessamment, et d'être rassuré sur [votre] santé dont on parle fort mal. Venés joüir du plaisir d'être aimé et admiré. En mon particulier vous sçavés combien ces sentimens sont gravés dans mon coeur, et je me flatte que vous rendés justice à mon attachement inviolable.

Ch.

Je vous prie de ne me pas oublier pour un exemplaire du Siècle de Louïs 14, vous me l'avés promis et je ne vous feray pas grâce sur cet article qui m'intéresse vivement.

P.S. du 27.

La victoire a été encor plus complette hier que le premier jour. La pièce a été infiniment mieux joüée par tous les acteurs et plus applaudlie. Le 3e acte a beaucoup mieux réüssi, la scène d'Aurelie a été fort applaudie. On en a retranché quelques vers qui n'y étoient pas autrefois, que j'avois été surpris d'y trouver, et qui n'avoient pas plu. Ce retranchement étoit fort nécessaire. Cependant il ne faut pas se dissimuler que ce 3e acte est le plus foible et celuy qui fait le moins d'effet, mais les quatre autres en font prodigieusement, et depuis que je vais à la comédie je n'ay pas vu d'aussy grans applaudissemens qu'hier. Les propos sont excellens et unanimes, la pièce a la plus grande réputation, et tiendra sûrement un grand rang dans l'estime publique. Quant à la foule et au nombre des représentations, c'est ce qu'on ne sçauroit prévoir. Le sujet est bien masle pour nos femmelettes et nos petits maîtres. Ce que les françois aiment le plus n'est pas toujours ce qu'ils estiment davantage.