à Fortoiseau ce 23e May 1745
Je ne suis fâché, Monsieur, d'avoir reçu une lettre de vous, qui n'est pas écrite de votre main, que parceque cela me persuade que vous ne vous portez pas bien.
Rien n'est plus capable de me causer de l'inquiétude, et vous devez m'en tirer bientôt, si vous m'aimez autant que je vous aime. Il n'y a que l'estime que vous m'inspirez, qui puisse égaler l'attachement que j'ai pour vous. Par là vous pourez juger facilement de l'extrême part que je prends à la justice que le Roi vous a Rendue avec tant d'éclat. Tant de bienfaits et d'honneurs ne pouroient être méritez que par vous, et notre Siècle sera toujours en vénération, puis qu'il a récompensé dignement l'homme qui lui fait le plus d'honneur. Permettez donc que je vous en félicite, Monsieur; et qu'en même temps je vous rende mille grâces très humbles, des éloges que vous donnez à mes Ouvrages. Comme je crois ces éloges sincères, je me flatte que la postérité les confirmera. Peut elle se dispenser d'accorder son approbation à ce que vous honnorez de la vôtre? Le Virgile de nos jours lui sera précieux; Elle sera charmée d'admirer dans le digne Chantre d'Henry IV le digne Rival de Sophocle et d'Euripide, mais Elle jettera le temps en temps les yeux sur le Disciple de Moliere; Et puisque vous aimez le Receuil que je me suis fait un plaisir de vous envoyer, je me flatte qu'il pourra faire passer mon nom à la suitte du vôtre.
Vous êtes surpris, dites vous, que les Comédiens ne jouent pas mes Pièces; et moi je suis surpris de votre étonnement. Vous entretenez le public dans le goût du sublime Tragique, mais on a perverti son goût sur la Comédie. Il n'aime plus que les Fééries, que les intrigues Romanesques. La force Comique, la Morale rigoureuse blessent ses oreilles. Il craint d'être instruit et corrigé. Il ne veut plus que s'amuser, encore faut il que le frivole préside à ses amusements. Moliere, Quinault et Lully l'ennuyent. Il baaille à Thésée et au Misantrope. Vous êtes le seul qui puisse de temps en temps le ramener à son ancien goût, mais dès que vous cessez de paraître, il retombe dans l'égarement. Il n'y a que votre nom qui lui impose, et le mien qu'il a si bien oublié, ne feroit pas passer àprésent ce Glorieux dont vous dites que vous êtes idolâtre; aussi n'ose t'il reparoître, et vous voyés qu'on s'en passe volontiers. Je gémis, ou plutôt je ris de tout cela dans ma solitude, qui m'accoutûme à être insensible à ce qui m'auroit autrefois mortifié. Dégagé du soin de corriger les autres, je ne songe plus qu'à me corriger moi même, et cela suffit pour m'occupper jour et nuit, car ce n'est pas une petite affaire que de se refondre. Mais je sens que je vous ennuye. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Donnez moi des nouvelles de votre santé, et marquez moi votre adresse. A tout hazard je me sers de l'ancienne, et je suis sûr qu'on sait à la poste où vous demeurez. Comptez toujours, Monsieur, que je meurs d'envie de vous prouver qu'il n'y a homme au monde qui vous soit plus tendrement attaché que moi.
Destouches